Du retour à la normalité, du plaisir de dévorer des bonnes et saines choses, et de l’apaisement que confère une foule paisible et disciplinée


Du retour à la normalité, du plaisir de dévorer des bonnes et saines choses, et de l’apaisement que confère une foule paisible et disciplinée

 

 

Les trois humains et leur étrange bagage sont à nouveau dans un ascenseur.

 

Un tube transparent similaire à celui emprunté voici quelques jours en compagnie d’un être au visage double qui les avait fait pénétrer dans ce monde bicéphale dont ils sont devenus les héros involontaires. Un voyage en sens inverse, vers le haut, à travers des kilomètres de roches ce qui à vrai dire pose des problèmes d’interprétation puisque ce monde-ci était tout aussi ouvert sur le ciel, ses soleils et lunes que celui-là qu’ils vont bientôt retrouver, celui de la fin du monde, du promontoire suspendu au-dessus d’un gouffre absorbant toutes les eaux, larmes et liquides du monde.

 

Ils n’échangent aucun mot, pourquoi le feraient-ils ? A l’absurde nul n’est prévenu, nul n’est préparé, nul n’échappe.

 

Tout est illusoire et magique dans une réalité qui sans cesse les fuit, leur échappe, pour se matérialiser ici ou ailleurs mais différemment, ils ont l’impression d’être au bord d’une rivière qui coule sans fin et dans laquelle les poissons se matérialisent peut-être sans qu’ils n’aient jamais le temps ou l’opportunité de les voir et encore moins de les saisir.

 

L’ascenseur transparent les transporte vers une réalité qui sera certainement insaisissable.

 

L’homme si dérouté par ces phénomènes récurrents qu’il s’est enfui dans une autre réalité tout aussi abstraite et virtuelle, mais que lui a inventée, est docilement assis dans un coin de ce véhicule vertical tel un enfant à qui l’on demanderait de jouer aux dominos ou d’empiler des cubes. Les deux femmes se parlent du temps jadis, celui où elles se sont rencontrées dans un pays de tristesse ravagé par les conflits internes mais reconstruits sur des bases peut-être nouvelles, et songent à ce qui a pu advenir de lui, si le printemps a laissé la place à l’été ou à l’hiver, puisque le monde évolue dans un sens qui n’est pas forcément celui des saisons.

 

L’ascenseur ne produit aucun son, si ce n’est un vague vrombissement, une sorte de symphonie pour insectes défunts, et son évolution est rectiligne, stable, rassurante. Quelle que soit l’issue de ce voyage géologique, au milieu de strates et couches multiples, des ères que l’on cisaille dans une errance éphémère mais si chargée en émotions, changements, basculements et transformations, il restera l’image d’un calme précaire, d’une sérénité retrouvée, d’une parenthèse ouverte brièvement sur un monde intérieur à la quiétude reposante.

 

Bientôt pourtant ce déplacement presque sensuel s’achève.

 

Les portes s’ouvrent et les trois humains se risquent à passer la tête au dehors, attendant de discerner les contours d’une nouvelle géographie.

 

Mais ils ne voient rien qui ne les choque et ne ressentent aucun danger particulier.

 

Ils sortent donc l’un après l’autre suivant le rituel habituel, la jeune femme répondant au nom de Maria d’abord, la jeune fille au manteau rouge ensuite et, enfin, l’homme portant sa drôle de machine sur l’épaule droite et trainant son barda ridicule derrière lui.

 

Ils sont sur un promontoire faisant face à une immense chute d’eau mais il ne s’agit plus du mur infini qu’ils avaient franchi voici peu de temps. Ils surplombent une cascade très grande, impressionnante mais de dimension parfaitement finie tant horizontalement que verticalement.

 

Tout autour, ils distinguent les formes habituelles d’une ville de taille moyenne, une grande rivière qui s’élargit pour embrasser un grand arc en forme de fer-à-cheval, une chute d’eau d’une centaine de mètres, puis une rivière qui se reforme en contrebas, des falaises abruptes mais pas vertigineuses, des routes qui longent le point de vue, des humains non bicéphales qui marchent en groupes, des passants qui se parlent, d’autres qui se taisent, des voitures qui se garent et dans le ciel des ballons publicitaires qui volent piteusement au-dessus de la scène de carte postale.

 

Tout à l’apparence d’une scène touristique souvent observée, avec ses grappes humaines en gestation, en migration d’un coin d’un vaste pays à l’autre cherchant des outils pour les rêves qu’elles n’arrivent plus à échafauder elles-mêmes.

 

Nos amis marchent le long de la route qui surplombe les chutes et observent les environs. Ils écoutent les conversations, scrutent les regards, sentent les parfums et se prennent même à interrompre les discussions car ils ne peuvent s’en empêcher, ils trépignent d’impatience à l’idée d’avoir quitté un pan de monde imaginaire pour réintégrer une errance dans un décor plus convenu, moins onirique, ancré dans le réel, le précis, le concret, le présent.

 

Ils apprennent au détour d’une conversation de cette nature être à Niagara, du côté Canadien, et se prennent à l’envie de manger quelque chose d’artificiel, grailleux, sucré et chimique dans un restaurant tout aussi artificiel, au milieu de clients et clientes, tous aussi artificiels les uns que les autres, avec serveurs et serveuses aux sourires et mots artificiels, décors artificiels et musique artificielle.

 

Quelque part, le sentiment de déambuler ainsi sur les routes et trottoirs de l’excroissance de la civilisation occidentale, vouée à une décadence inexorable, au milieu d’humains parasites et parasités, aux cerveaux vidés de leur substantifique moelle au profit d’un porte-monnaie conséquent et à une machine à sentiments et émotions répondant parfaitement aux besoins d’esclavagisme qu’on leur inculque dès leur plus jeune âge, tout ceci les rassure et les apaise, leur prodigue le faux sentiment de paix et de calme, de routine, d’habitude, de déroulement soyeux et élégant de vies vides et stupides, l’abandon de toute frayeur, anxiété ou appréhension.

 

Ils sont soulagés.

 

Ils ont le sentiment d’avoir atteint l’autre rive de la mer rouge, leur Moïse aura été un être au double visage sifflant, grognant, claquant et ronronnant. A chacun son Testament.

 

Les trois humains parmi des millions d’autres dévorent ainsi des sandwichs, frites et sauce rouge, boivent une boisson bitumeuse, mangent un savon chimique sucré et froid et absorbent un autre liquide chaud et noir qui brûle délicieusement les dents avant d’agresser les parois de leurs entrailles fragilisées.

 

Une heure et 33 minutes plus tard ils sortent de ce lieu de souvenir des temps pathétiquement vides d’antan puis reviennent au bord des chutes, rejoignent des cohortes humaines, se satisfont d’être revenus dans un monde si réel et proche de leur passé, errent avec les leurs, et rejoignent un promontoire d’où ils regardent les eaux tumultueuses au milieu d’une foule vagissante et hurlante.

 

Ils sont rassurés.

§791

D’une foule immense, de remerciements incompréhensibles et d’une sortie inévitable


D’une foule immense, de remerciements incompréhensibles et d’une sortie inévitable

 

 

Une foule immense, des êtres à deux visages, féminin ou masculin, souriant ou triste, introverti ou extraverti, des visages à perte de vue, sur des cous hauts, des corps longilignes, portant des vêtements amples, blancs et noirs, qui voguent de droite à gauche, lentement, avec souplesse, formant des vagues concentriques autour de trois formes différentes que l’on distingue à peine, des humains, deux femmes, un homme, un chariot d’enfant à leur côté.

 

Les êtres bicéphales oscillent et mêlent leurs sifflements et chants dans une aimable cacophonie qui parfois s’estompe et se transforme en silence parfois s’amplifie et s’harmonise. La signification de ces sons et de la gestuelle qui l’accompagne est délicate à interpréter. D’évidence, la foule est bonne enfant, pas de menace, plutôt des sourires sur les visages qui regardent les humains, les grognements, claquements et bourdonnements semblent porteurs de messages positifs, mais les humains n’ont aucun moyen de déterminer le sens des phrases, pour autant qu’il s’agisse de phrases.

 

Il y a peu, les humains se trouvaient en haut d’une tour de forme hélicoïdale, étaient reçus en grande pompe par un aréopage de dignitaires locaux, et, à la surprise générale, les marmonnements incohérents de l’homme avaient été considérés par ces derniers comme des messages utiles et constructifs, des solutions à des questions dont leurs interlocuteurs ignoraient tout de la signification, des recommandations précieuses et des conclusions riches.

 

Demeurés seuls avec un guide marquant des mots sur le sol avec son index long et osseux, ils avaient fini par trouver un langage plus ou moins commun. Par suite, ils l’avaient suivis jusqu’à un ascenseur transparent et oblong pour redescendre les différents paliers de cette construction noire et blanche aux reflets bleus et jaunes en diagonale et se retrouver sur une esplanade géante au milieu d’une foule à l’allure infinie.

 

C’était il y a une quinzaine de minutes, peut-être moins, peut-être plus, en tout cas pas moins de 12 minutes et cinquante-trois secondes, et pas plus de vingt-et-une minutes et treize secondes.

 

Ils sont au centre de cette foule qui chavire discrètement et essaie de ne pas être englouti dans un sentiment de frayeur ou d’anxiété.

 

Ils discernent le sentiment profond de sérénité et de plénitude qui semble émerger de ces êtres à deux visages mais une seule tête. Le guide qui s’était égaré dans cette masse grouillante émerge bientôt à leur côté et leur sourie.

 

Il écrit sur son bras avec son doigt bleuté des mots qui disent : le contentement est général, la problématique est résolue, merci à vous, le peuple est submergé d’attention, de joie et de grâce, vous nous avez sauvé, je dois vous dire merci, tout le peuple des bicéphales vous remercie par ma bouche.

 

Les humains ne comprennent pas, ne savent pas de quelle problématique il s’agit, n’ont pas la moindre idée quelles questions leurs avaient été posées, et encore moins quel pouvait être le sens donné par la délégation bicéphale au message incompréhensible, ridicule, et vide marmonné par l’homme perdu dans son monde à lui, onirique et fragile, loin, très loin de cette réalité ci, perdu dans son monde à lui, virtuel, distant, inconnu.

 

Ils écoutent avec quiétude mais interrogation les chants et remerciements d’une foule en liesse. Ces sifflements, grognements, claquements, ronronnements, chuintements, durent quelques longues heures, des heures composées de 60 minutes, des minutes composées de 60 secondes, des lattes de temps juxtaposées et imbriquées entre elles avec précision par quelque artisan inconnu et probablement absent.

 

Puis, subitement, telle une mer déchaînée qui soudainement se transforme en surface de velours bleu sous un soleil serein, la foule s’interrompt, le silence se fait, les êtres au double visage se taisent, leurs bouches ne suintent plus de sons, leurs bras qui auparavant s’agitaient à l’unisson se plaquent contre leurs bustes, leurs cous cessent de former des mouvements, et ils se dispersent, presque instantanément, en quelques secondes, une foule aux contours sans limite, à la dimension hors du commun, s’étendant sur tout le parvis de cette immense esplanade, se dissout.

 

Là où il n’y avait que des bicéphales à perte de vue, il n’y a plus rien, juste un sol immaculément blanc ou noir et, au milieu de cette étendue vide, trois humains, un wagonnet et un guide qui leur tend la main et leur grogne quelque chose que cette fois ils comprennent sans avoir besoin de traduction, il leur demande de les suivre, et eux le suivent, sans méfiance, sans en demander d’avantage, ils savent inconsciemment ou pas, que de réponse ils n’auront jamais, ils le suivent d’un pas confiant.

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D’une consultation conduite de manière très étrange et des conséquences qui s’en suivent


D’une consultation conduite de manière très étrange et des conséquences qui s’en suivent

 

Trois humains, plusieurs êtres bicéphales, une pièce immense, vide, des fenêtres s’ouvrant sur un monde sans fin, des tours géantes de forme hélicoïdale, des avenues géantes et rectilignes s’ouvrant en étoile dans toutes les directions, des véhicules en forme de trains, des trains volant, des avions glissant, des millions d’êtres bicéphales marchant au pied des tours sans jamais se froisser ou se brusquer, des couleurs jaunes et bleues, le noir et le blanc, toutes enchevêtrées, un silence monacal, des sourires, tous sont debout en cercle, se tiennent la main, les bicéphales ronronnent depuis plusieurs minutes, longues, les humains se taisent, écoutent, essaient de percevoir la signification de ce qui se dit, se trame, se consume, se passe.

 

Une musique, ou quelque chose qui pourrait être de la musique, flotte dans l’air léger de la pièce vide, le sol est un béton lisse et souple, bleuâtre ou jaunâtre, suivant la direction du regard, tout passe insensiblement du jaune au bleu, du blanc au noir, tout glisse d’une extrême à l’autre, chaque chose ou être possède en son for intérieur ou structure interne le principe opposé.

 

A un moment donné, le ronronnement cesse et des claquements, légers, suivis de grondements, sourds, se font entendre.

 

Les deux femmes écoutent avec attention, l’homme secoue la tête de gauche à droite, de gauche à droite, marquant ainsi la douleur qui est la sienne de ne pas percevoir la signification de ce qui se déroule devant ses yeux depuis le début de son errance, en particulier depuis le glissement de sa réalité en une succession de situations incompréhensibles, pour lui en tout cas. Il émet à son tour des sons, prononce des mots mais ceux-ci ne sont guère plus compréhensibles que ceux des bicéphales, des choses tel que : il n’y a plus d’amour à Saint-Pétersbourg, la lune est blanche, le jaune et le bleu ne font pas du rouge, le rouge est où, où sommes-nous, nous sommes brusques et rudes, qui sont-ils, ils sourient en claquant des dents, et grincent en riant, la Seine ne coule pas ici, le Pont Mirabeau n’est pas là, tout est ailleurs, ici aussi.

 

Maria, qui lui tient la main droite, le réconforte comme elle peut, comme une mère réconforterait son enfant éprouvé par quelques graves chagrins, essayant délicatement de lui faire comprendre que le cérémonial du lieu, du moment, de la situation, exigent peut-être, probablement, éventuellement, un silence de la part de ceux qui sont les invités, c’est-à-dire eux, mais lui, l’homme éprouvé, n’écoute pas, il poursuit sa litanie, sa psalmodie, son rituel.

 

Soudainement les êtres longilignes et souples, aux visages doubles, cessent de prononcer des sons et le regardent.

 

Tous ou toutes le regardent.

 

Lui ne regarde personne, si ce n’est la charrette qu’il a amenée jusqu’ici, emplie de choses diverses et inutiles, mais qui probablement lui rappelle des souvenirs, des ombres, des échos d’un lointain passé.

 

Le guide principal ou suprême, pour autant que ce soit ainsi que l’on désigne le dirigeant de cette société particulière, s’approche de lui et pose sa main droite sur son épaule gauche et siffle des sons puis grogne et marmonne quelque chose. Les autres acquiescent. Ou en tout cas produisent des mouvements de tête qui chez les humains marquent l’acquiescement.

 

Les êtres bicéphales quittent alors la pièce laissant entre eux les humains.

 

Seul demeure un des leurs qui ressemble, peut-être, au guide qui était venu les chercher sur le promontoire au bout du monde, voici une éternité déjà. Les humains s’asseyent. Le guide aussi. Tous semblent accablés, de fatigue, de faim, de soif, de douleur, d’anxiété, d’incompréhension.

 

Le guide écrit avec son doigt directement sur le sol. Des mots apparaissent. Les uns après les autres. Peu nombreux. Des signes cabalistiques alternant avec des lettres de l’alphabet romain. Des mots tels que a&/%scn/ Tr5a()52 ;:^è, / salédjf)(+ »*ç ii.

 

Les humains essaient de lire mais n’y parviennent pas.

 

Le guide sourit et recommence.

 

Et la même scène se reproduit. Inlassablement. Longuement. Régulièrement, durant ce qui peut être considéré comme une journée dans la vie des humains désemparés.

 

Parfois, des verres d’un liquide bleu ou jaune apparaissent là où auparavant il n’y avait rien. De la même manière, des aliments surgissent de nulle part. Peu importe.

 

Les humains se sustentent ainsi.

 

Ils régénèrent leurs cellules, satisfont leur besoins de mammifères. Parfois également ils s’allongent et sombrent dans un sommeil aussi profond que bref, lesté de rêves tout aussi étrange que cette réalité ci, des rêves d’autruches volantes, flottantes et trébuchantes, de grille-pains existentialistes, de pingouins amateurs de Piero della Francesca, de Yétis anarchistes, d’extincteurs fort sages, ou de machines à gaz rondouillarde à tendance politicienne.

 

Le sens des situations a disparu en même temps que la cohérence des objets, du visible, du réel.

 

Tout est illusion et illusoire.

 

Rien, absolument rien, n’a la moindre signification.

 

Le temps passe.

 

Le guide écrit des signes, les désigne aux humains qui secouent la tête pour manifester leur incompréhension.

 

Jusqu’à ce que le contact s’établisse, en fin de journée, au moment où deux soleils se couchent sur un horizon bleu et que les mots suivants se discernent sur le sol bétonné : bienvenue, merci, vos mots nous ont touchés, vous avez soigné nos maux, vos recommandations seront étudiées avec attention, nous les considérerons avec soin, restez avec nous le temps qu’il vous plaira, nous reviendrons vous parler après la séance des 101, nous vous conduirons au bout du monde lorsque vous le souhaiterez, merci, notre hospitalité vous est offerte, vous êtes de dignes représentants des mondes extérieurs, félicitation.

 

Maria regarde la jeune fille au manteau rouge avec incrédulité.

 

Celle-ci regarde l’homme avec surprise.

 

L’homme regarde sa peluche en forme d’oiseau. La peluche ne regarde personne.

 

La nuit est tombée.

§3

Du blanc, du noir, du jaune et du bleu, d’une étrange procession et d’un discours qui ne l’est pas moins


Du blanc, du noir, du jaune et du bleu, d’une étrange procession et d’un discours qui ne l’est pas moins

 

 

Trois humains, deux femmes et un homme, ce dernier tirant derrière lui un wagonnet transportant des objets divers dont une peluche d’autruche abîmée, suivent un être bicéphale au langage inintelligible marqué par des claquements, sifflements, grognements et grondements. Ils déambulent dans des couloirs en aluminium blancs ou noirs, intensément éclairés par des lueurs bleues ou jaunes, traversent parfois des halls imbibés de lumière extérieure et des images d’immeubles hélicoïdaux et de trains volants ou avions flottants, côtoient des centaines d’autres individus bicéphales qui les croisent mais les évitent avec fluidité et souplesse, le tout dans un silence quasiment monacal interrompu par intermittence par des chants très doux ressemblant à des chutes d’eaux sur des bassins tropicaux.

 

Arrivés dans ce qui ressemble à une salle d’attente très vaste, celle que l’on pourrait trouver chez un chirurgien esthétique de luxe ou un gérant de grande fortune, un personnage un peu plus grand que leur guide les reçoit, leur fournit quelques explications incompréhensibles avec un sourire s’inscrivant sur la partie féminine du visage les regardant, puis leur indique des très grands canapés blancs ou noirs en leur proposant de s’y asseoir.

 

Devant chaque humain deux grands verres contenant des liquides jaunes ou bleus sont disposés autour d’une feuille blanche, au verso, et noir, au recto. Sur cette dernière, la jeune femme répondant au prénom de Maria, lit les mots qui y sont inscrits et devine des bouts de phrase tels que : accueil plénipotentiaire / bienvenue référant / entretien cordial / présentation d’ensemble / collation appropriée et légère / boissons / présentation réciproque / explications micro et macro chromatique / thèmes généraux / propositions particulières et stratégies d’ensemble / distribution récurrente / allocution finale et échanges de présents diplomatiques.

 

L’homme lit ces mots puis se recroqueville dans une position presque fœtale tenant la peluche en forme d’autruche et caressant un objet de couleur rouge pouvant être au gré un extincteur ou une bombe à raser de couleur rouge vif. Il prononce lui aussi des mots qui sont incompréhensibles mais il ne s’agit pas d’un langage fait de claquements ou grincements mais de mots humains prononcés de façon adéquate mais ne signifiant rien, des marmonnements, des bourdonnements, des chuchotements de ventriloque tels que Saint-Pétersbourg / amour / plus / Pont / Mirabeau / Seine / deux / trois / non / aimer le rouge / et le noir / pas le jaune / pas le bleu / mouvement hélicoïdal / voiture / ailerons / haut / pas bas / chute / double / simple / triste / rien compris.

 

Les deux femmes ne l’écoutent pas.

 

Les êtres bicéphales non plus.

 

La jeune fille qui porte un manteau rouge plaisante à l’adresse de son aînée qu’elle est dorénavant tellement habituée aux têtes bicéphales homme/femme que la contemplation de leurs propres visages simplement féminins ou masculins lui paraît incongrue, marqué par une forme de perversion, ou d’inadéquation.

 

Le temps s’étire, les moments se succèdent, les lumières du plafonnier alternent le jaune et le bleu selon un rythme de 4’ et 33’’, le guide qui les accompagnait a disparu mais celui qui les a accueilli leur apporte régulièrement des sortes de madeleines en plastique jaune mou et peu appétissant et leur siffle quelque chose de strident mais pas assourdissant, presque doux à la réflexion.

 

Les minutes s’étirent et longent les heures avant de se conclure en une explosion massive, un grondement de cloches puis un bruissement de cymbales.

 

Des portes jusqu’alors invisibles s’ouvrent en coulissant et un orchestre d’êtres bicéphales fait son entrée. Des êtres se meuvent et coassent, jacassent ou bavassent.

 

Parfois, ils se tournent et leur visage arrière claque des dents ou se mouche avec force.

 

Enfin, le silence se fait à nouveau et une procession lente d’êtres longilignes, se déroule avec lenteur, des êtres bicéphales maquillés en jaune ou bleu, vêtus de la couleur opposée à leur teint, balbutient des sons renfermés quasiment muets fort étranges puis s’arrêtent à l’unisson, formant un demi-cercle face aux deux femmes qui les regardent avec un mélange de surprise et de plaisir, et l’homme dont le bras droit tient la peluche autruchienne et le gauche la mécanique étrange accrochée par des sangles rouges à son épaule droite.

 

Le silence se prolonge, le temps se tasse.

 

Les regards ne s’échangent pas car chacun est fixé très exactement en face de lui, ou d’elle, au gré des circonstances ou humeurs, ce qui ne peut évidemment les mettre en rapport les uns avec les autres, les bicéphaloïdes étant debout, les humains assis.

 

Le demi-cercle se scinde en deux parties pour laisser un passage d’environ un mètre et 27 centimètres à un individu de haute taille, ce qui est d’évidence la norme en cet endroit, et de poids très soutenu, ce qui est moins fréquent.

 

Les cheveux de cet être sont blancs avec des mèches noires et son visage, c’est-à-dire celui faisant face aux trois humains, est marqué par des ridelles rehaussées de fard jaune ou bleu.

 

Il s’immobilise puis écartant ses bras très ample il s’adresse à ses invités, les hôtes de ce lieu qu’un guide est allé chercher voici deux jours déjà au bout d’un infini.

 

Il siffle, crie, ronronne, bécasse, grogne, murmure, susurre, miaule et cligne des paupières, le tout à l’unisson de ses assistants marquant une déférence évident à l’égard de leur supérieur.

 

Le discours dure un peu plus d’une heure. Les deux femmes sont très attentives mais ne perçoivent absolument pas la signification des propos qui sont ainsi prononcés. Leur guide n’est plus là, et même s’il l’était, il n’aurait probablement pas interrompu le flot des sons proférés par le maître des lieux. Par ailleurs, force est de reconnaître que leur entendement des mots et sons qui était émergeant au départ, minimum hier, n’est plus qu’un liseré de faible amplitude au-dessus de l’encéphalogramme plat.

 

L’homme, pour sa part, répète en boucle continue des mots signifiant qu’il n’y a plus d’amour à Saint-Pétersbourg ce qui semble d’une certaine mesure répondre aux attentes d’une partie de l’assistance.

 

Lorsque cette parenthèse s’achève, le guide suprême tend les mains aux deux femmes puis les dirige vers un autre lieu. Un de ses assistants fait de même avec l’homme mais sans provoquer de réaction immédiate. Il insiste mais avec douceur en souriant de manière particulièrement forcée ce qui finalement produit son effet. Le petit groupe sort de la pièce et pénètre dans une salle ronde aux murs blancs et plafond noir.

 

Le seul bruit qui est audible est celui des roulettes rouillées de la carriole maladroitement traînée par l’homme derrière lui.

 

Un grincement perçant qui réjouit les oreilles des résidents de ces lieux. Il n’y a plus d’amour à Saint-Pétersbourg murmure l’homme.

 

Personne ne le comprend.

§458

De nouveaux paysages fort étranges, de tours hélicoïdales, d’un monde binaire, d’un ascenseur transparent et d’un homme perdu


De nouveaux paysages fort étranges, de tours hélicoïdales, d’un monde binaire, d’un ascenseur transparent et d’un homme perdu

 

Le paysage défile devant les yeux des trois humains et de l’être bicéphale qui les accompagne.

 

Ils sont dans un ascenseur aux parois transparentes glissant le long de la paroi extérieure d’une tour noire de forme hélicoïdale longue et fine, légèrement bombée au sommet. La hauteur n’a pas d’importance particulière mais l’ascension semble ne pas avoir de fin. A perte de vue, des tours similaires se succèdent en longues lignes continues et régulières regroupées de telle manière qu’elles semblent former des étoiles reliées les unes aux autres par des chapelets d’immeubles plus bas, noirs eux aussi, mais striés de lignes de lumière jaunes, horizontales ou verticales, selon le cas, semblant autant de signes cabalistiques proches d’une écriture binaire ou informatique.

 

Au bas de chaque tour, des trottoirs très larges s’étagent les uns sur les autres, sur plusieurs dizaines d’étages. Ceci ils ne pouvaient le discerner auparavant. Sur ces promontoires successifs, des foules compactes se massent et évoluent, formant l’image d’une eau de torrent, vive et active, contournant rochers et monticules divers, avec chapelets d’écume à l’appui, sans pour autant bouleverser, heurter ou brusquer les roches dont il s’agit. Partout, assurément, des millions d’êtres bicéphales évoluent, marchant, ou plutôt glissant, avec élégance et fluidité, dans la direction qu’ils ont choisie.

 

Bientôt, l’ascenseur est pris d’un léger mouvement lui aussi hélicoïdal et ses passagers sont alors en mesure de distinguer les paysages alentours, de l’autre côté de la tour. Ils réalisent que, suivant la direction du regard ou le reflet du soleil, les tours sont, au gré, noires ou blanches, et les lumières jaunes ou bleues. Visiblement, dans cette dimension ou réalité, ce monde ou cet univers, les choses sont toujours duales, chacun ou chacune étant tour à tour noir et blanc, jaune et bleu, homme et femme, chacun porte son contraire en soi, non pas aux tréfonds de son âme mais directement sur son visage, et il en est de même pour chaque objet, immeuble, véhicule ou décor, tout est diverse mais unique, unique mais double, tout est simple mais complexe.

 

Les deux femmes regardent le paysage défiler devant elles, elles voient des trains qui volent soutenues par des minuscules ailerons longitudinaux animés de mouvements saccadés très rapides, des avions sans ailes qui roulent sur d’immenses rails hélicoïdaux s’élevant vers le ciel, des voitures propulsées par des hélices arrières glissant sur des coulisses métalliques, elles entendent un brouhaha infime recouvert presque intégralement par un silence cristallin interrompu de temps en temps par des monologues de leur guide s’exprimant par sifflements, grondements et claquements, peut-être à leur intention, peut-être à celle d’observateurs extérieurs ou auditeurs lointain.

 

Curieusement, alors que jusqu’à présent elles comprenaient sans y prendre garde le langage de cet individu bicéphale, depuis qu’elles ont prêté une attention plus soutenue aux mécanismes régissant ce monde particulier, qui est également le leur, forcément, leur compréhension a nettement diminué, de manière similaire à ces sensations oniriques où l’on poursuit quelque chose ou quelqu’un sans jamais pouvoir atteindre son but, une impression de malaise, de nausée imprégnant progressivement et insidieusement toute chose et être.

 

L’homme de son côté s’est assis par terre, à côté de son bagage à roulettes en forme de wagonnet un brin ridicule dans ce monde si sophistiqué, s’est emparé d’une peluche en forme d’autruche et fredonne une chansonnette d’enfant ressemblant à une ritournelle, mais sans signification particulière, un mélange de mots d’enfants et de paroles d’adultes, de références poétiques connues, et de propos alambiqués sans cohérence ni signification. Il est assis, son regard est éteint, son visage singeant celui d’un ventriloque, ses lèvres saccadant des mots et des phrases inintelligibles, son esprit perdu dans des visions lointaines, inaccessibles, cauchemardesques.

 

Lorsqu’il cesse d’être autruche ou autre chose, qu’il oublie l’objet métallique étrange accroché par des sangles rouges sur son épaule droite, qu’il néglige les autres peluches ou objets hétéroclites parsemés dans sa brouette délavée, il prononce sans arrêt mais, heureusement, à voix basse, des mots trahissant une grande perplexité et une frayeur intense, des mots soulignant qu’ils ne comprend rien à ce qui se passe, qu’il ne comprend plus rien depuis fort longtemps, que son errance n’est plus qu’une accumulation de cauchemars sans liens les uns avec les autres, que toutes ses références, flashs d’intelligence, perception de réalité, ont sombré voici bien longtemps.

 

Son visage se tourne vers la face arrière de l’être bicéphale qui ce matin représente celui d’une femme aux lèvres fines et au regard composé et fixe, et il lui sourit bêtement, benoitement, naïvement, avec toute l’incompréhension du monde dont il est porteur. Une humanité perdue qui regarde une autre humanité, l’appelant à l’aide avec ses yeux révulsés et fous, mais sans que quelque réponse que ce soit ne lui revienne, si ce ne sont des sifflements et gémissements, eux aussi inintelligibles.

 

Finalement, après une ascension qui aura duré très exactement 4 minutes et 33 secondes, l’ascenseur s’arrête, les portes s’ouvrent en glissant et le petit groupe s’évade dans un couloir cylindrique blanc avec des lumières noires.

 

Ils marchent, un pas devant l’autre, un pas après l’autre. Chaque chose vient à point pour celui qui sait attendre, et pour les autres aussi.

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Des êtres bicéphales, de leur nombre et de leur grâce, des attentes différentes et divergentes des trois humains et d’une tour en forme de vis noire


Des êtres bicéphales, de leur nombre et de leur grâce, des attentes différentes et divergentes des trois humains et d’une tour en forme de vis noire

 

Les trois humains marchent dans un monde surpeuplé.

 

Des êtres bicéphales les suivent, les précèdent, les côtoient, mais jamais ne les bousculent, leurs mouvements ondulant et ondoyant étant si subtils et souples que leurs longs corps fins n’entrent jamais en contact avec eux.

 

Les deux femmes et l’homme tirant sa charrette peuplée de souvenirs et objets hétéroclites marchent derrière leur guide sur les trottoirs vastes d’une cité métallique s’étendant vers les hauteurs du ciel, les profondeurs de la terre, les différents axes d’une rose des vents très complexe.

 

Presque tous les cent mètres leur marche s’interrompt au croisement de plusieurs voies de circulation, elles aussi très peuplées. Ils en profitent alors pour scruter les environs et, à chaque fois, leurs regards se perdent dans des horizons lointains dévoilés par des boulevards ou avenues s’ouvrant de manière étoilée. Une cité Haussmannienne d’un siècle à venir se déroule devant leurs yeux. Des axes en étoiles tracés à la règle et l’équerre, rutilants, brillants, scintillants, parcourus par des millions d’êtres, de véhicules, de sortes de train ou métro extérieurs, d’étages superposés de voies diverses, d’avions et engins téléportés nombreux, le tout, curieusement, dans un calme impressionnant et un bruit très modéré.

 

Les conversations des uns avec les autres procèdent systématiquement de la même manière, des sifflements aigus, suivis de grognements et grondements, le tout s’évacuant par vague concentrique puis à nouveau le calme, comme si des gouttes de pluie tombaient sur une étendue d’eau et provoquaient des vagues concentriques s’évacuant rapidement tout en se heurtant parfois, mais sans interrompre le flux. Les humains suivent leur accompagnateur, un long et filiforme être à deux têtes qui les a cherchés pour quelques raisons particulières sur leur promontoire au bord du vide.

 

Maria, la jeune femme au regard pénétrant et sensible, contemple les environs avec une gourmandise évidente. Elle ne redoute pas le changement, n’est pas surprise par les chocs successifs, les changements brusques, les basculements et bouleversements, de leur lente et longue errance. Elle les ressent comme des passages obligés reliant chaque point à un autre, formant une constellation puis une autre et liant l’ensemble des humanités possibles et à venir. Elle ne songe pas un instant qu’à force de côtoyer la mort, les combats, les destructions, les catastrophes naturelles ou humaines, elle finira avec ses amis par y succomber. Cela fait déjà fort longtemps, peut-être depuis leur errance sur la belle mer d’Autriche à la recherche d’Arezzo ou lorsqu’ils se sont perdus dans les dédales d’une cité inconnue dans un pays longtemps  éreinté par la dictature mais secoué par une fort opportune révolution. Elle sait que leur errance à un but, mais elle ignore quel pourrait être celui-ci. Ceci ne la déstabilise pas, bien au contraire. Elle observe les réalités qui s’offrent à elle, les différentes facettes d’une même humanité en prise avec ses contradictions les plus profondes et ressent que toutes sont liées par des liens qu’elle devine très puissants.

 

La jeune fille au manteau rouge observe les mondes que le hasard propose à sa vue. Elle est souvent enthousiaste, parfois bouleversée, mais pas peinée. Elle sait que le monde change, mais très lentement, et que la douleur en fait malheureusement partie intégrante. Celui qu’elle a quitté était certainement terrible mais au moment où elle a fait ses adieux peut-être définitifs, peut-être pas, surement pas d’ailleurs, elle a ressenti que son rôle était ailleurs, qu’elle devait apprendre pour pouvoir un jour, si les circonstances, le destin, les dieux, le hasard ou quoi que ce soit d’autre du même genre, le lui permettaient, partager cet enrichissement avec toutes celles et ceux qu’elle a laissés derrière elle, à commencer par ses proches.

 

L’homme est perdu et confus. Il cherche depuis le début de son errance à comprendre mais n’y parvient pas. Il y a fort à parier qu’il n’y parviendra jamais. Il s’est construit un monde virtuel, fort sympathique au demeurant, et s’y retranche lorsque les atteintes du monde extérieur sont trop virulentes, c’est-à-dire le plus souvent. Il intervient dorénavant rarement dans la conversation et lorsqu’il le fait ce n’est pas à propos. La souffrance, la douleur, l’injustice, l’arrogance, tout l’insupporte et il ne comprend pas, ne comprend pas, ne comprend pas…. Ce fait le rend fou, littéralement. L’errance qu’il subit de plus en plus comme une implacable succession de chocs très violents, risque à terme de l’enfermer dans une apathie définitive. De cela, les deux femmes en sont parfaitement conscientes et elles essaient de le protéger de sa propre impuissance.

 

Les trois humains suivent leur guide bicéphale. Ils font face à son visage masculin. En tout cas, tel est le cas en ce moment particulier car tout est changeant dans ce monde léger et fluide. Parfois la face féminine se porte vers l’avant parfois l’arrière, sans que l’on remarque de changements particuliers, pas de retournement façon ‘exorciste’, pas le moins du monde, ce n’est pas le style de ce monde en apparence si doux.

 

La petite troupe s’arrête enfin devant une tour très gracieuse en forme de vis noire, d’à peu près soixante-treize étages, et y pénètre. Ils sont attendus au dix-neuvième étage mais cela ils ne le savent pas.

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D’un ascenseur aux parois transparentes, d’êtres bicéphales, et d’un pays de cocagne


D’un ascenseur aux parois transparentes, d’êtres bicéphales, et d’un pays de cocagne

 

Les trois humains sont entrés dans l’ascenseur, cet étrange appareil soudainement apparu sur le promontoire qu’ils occupaient au-dessus d’un semblant de fin d’humanité en même temps qu’un être à deux têtes.

 

L’homme qui tire sempiternellement son wagonnet empli d’objets hétéroclites hérités du passé ou du hasard s’est interrogé sur la signification de cet être, de ce qu’il pouvait représenter, du monde onirique dans lequel ils étaient maintenant pleinement intégrés, il s’est demandé s’il n’était pas simplement perdu dans un rêve continu et permanent une sorte d’antichambre de la mort, et a partagé son malaise avec ses compagnons imaginaires.

 

Les réponses que ceux-ci lui ont apportées ne l’ont pas satisfait, d’évidence, et il s’est replié sur lui-même regardant de biais ce personnage à deux têtes, ou plus exactement à une tête mais deux visages, l’un dirigé vers l’avant l’autre vers l’arrière, l’un souriant et féminin, l’autre grave et masculin, le tout posté ou plombé sur un corps recouvert d’une tunique au tissus très lourd et ample, une forme somme toute très élégante, longiligne, grande, peut-être deux mètres, aux mains fines et aux bras très étroits.

 

L’être leur a proposé d’entrer dans cet espace clôt assez étroit mais haut dont l’extérieur était très coloré, en vert et jaune pour être précis, mais dont ils ont découvert en y pénétrant qu’il était transparent. Les boutons lumineux étaient de couleur rouges et indiquaient des chiffres allant d’un à cinq.

 

L’être a appuyé sur la touche trois, ce qui n’a pas étonné la jeune femme répondant au nom de Maria et dont le regard sensible et perçant est la caractéristique principale, les néons du plafond se sont allumés intensément et tout a changé.

 

Curieusement, l’ascenseur n’a pas bougé, pas un minuscule frisson de mouvement. Par contre, le paysage visible à travers les parois transparentes de l’engin a bougé avec douceur et limpidité, il s’est mué à plusieurs reprises, les chutes d’eau immenses et d’étendue infinie ont jailli de manière de plus en plus intense et de façon bientôt horizontale et à 380 degrés jusqu’à recouvrir tout l’espace visible, puis elles ont pris l’aspect d’un océan rougeâtre, les recouvrant entièrement, des animaux des profondeurs se sont approchés d’eux puis se sont éloignés, l’obscurité les a recouverts avant de s’épuiser et s’estomper, laissant la place à une surface plane et dorée mais totalement aride qui a elle aussi fini par céder la place à une grande étendue métallique, argentée, pénétrée de mille corridors et autant de tours, voies, bâtiments, véhicules, passages, trottoirs, tapis roulants et, surtout, des millions d’êtres progressant de façon chaloupée et ample, eux aussi à deux têtes.

 

Ce paysage particulier s’est bientôt figé et nul changement supplémentaire ne s’est manifesté. L’ascenseur devait être arrivé à l’étage recherché, le troisième. C’est ce que s’est dit la jeune fille au manteau rouge dont le regard est en permanence marquée par une extraordinaire énergie, une maturité bien plus grande que son âge et une volonté d’avancer quelles que puissent être les obstacles devant elle. Les portes se sont ouvertes, le personnage à deux têtes est sorti le premier suivi des trois humains dans l’ordre décrit hier.

 

Tout autour d’eux, des milliers d’individus passent et repassent, toutes ou tous similaires en attitude, taille et morphologie à l’être à deux têtes qui les a cherché dans leur fin d’humanité, tout à l’heure, voici deux secondes ou trois millions d’années, peu importe, toutes ou tous les ont regardé avec stupéfaction commentant cet étrange spectacle de nains trapus et sexués, monocéphales aux mains épaisses et longues, aux bras musclés, aux habits collants, aux visages ingrats et marqués par une forme d’épuisement évidente.

 

Les passants ou passantes les ont dévisagés, ont manifesté une grande surprise, ont échangé des propos dans une langue ressemblant aux sifflements des faucons mais dont étonnement les trois humains parvenaient à comprendre quelques mots sans cependant pouvoir donner un sens cohérent aux phrases dont il s’agissait.

 

Mais, ce phénomène de surprise n’a duré qu’un temps relativement bref, quelques minutes peut-être, une vague de sifflements similaires s’espaçant telle une onde à la surface d’un étang, pour céder la place à des grognements et sifflements de moindre amplitude et volume représentant d’évidence des éléments de conversations bien plus ordinaires.

 

Les êtres bicéphales ont repris leurs démarches chaloupées, élégantes et les masses grouillantes ont repris leurs mouvements incessants. Des millions d’êtres évoluant les uns contre les autres, sans se bousculer, sans s’accrocher, se glissant les uns dans les autres, les uns à travers les autres, en échangeant des brefs sifflements ou légers grognements, des êtres occupant absolument toute la surface disponible sur des voies pourtant très larges ne laissant que quelques vides, là où parfois des véhicules très longs ressemblant à des trains à parois transparentes amplis eux aussi de masses confuses mais stables d’êtres élégants et calmes.

 

Là est peut-être la constatation qui a le plus marquée Maria lors des premières heures, ce contraste intense entre le nombre invraisemblable d’êtres se côtoyant et la tranquillité avec laquelle les contacts obligés se font, douceur et courtoisie, une forme extrême de gentillesse. Ceci et peut-être cet étrange spectacle de personnes qui s’approchent de vous vous regardent puis vous dépassent et continuent de vous regarder. Quoi que vous fassiez, les individus vous regardent, en s’approchant de vous, vous dépassant, ou s’éloignant de vous, des millions de paires d’yeux qui vous regardent, mais avec sérénité et bienveillance.

 

Un pays de cocagne, peut-être, peut-être pas, il est trop tôt pour le dire.

 

L’accompagnateur des trois humains et leur chariot les a interpellé au bout de quelques minutes et leur a demandé de les suivre. Ce qu’ils ont fait avec une obligeante politesse. Tout est contagieux, même la douceur.

§535

Des choix qui sont illimités, des ascenseurs, du chiffre 3, et de l’esclavage que l’on s’impose


Des choix qui sont illimités, des ascenseurs, du chiffre 3, et de l’esclavage que l’on s’impose

 

 

La chose est arrivée très simplement.

 

Une ellipse soudaine dans le long et lent déroulé des évènements en cette fin d’univers dans lequel les trois humains évoluent.

 

Rien n’est jamais enfermé dans un schéma final, unique, définitif, ceci c’est pour la parade, les colères sur les plateaux de télévision, du bluff, des miettes pour les pigeons, de la poudre aux yeux, rien de vraiment très sérieux, le blanc et le noir, le noir et le rouge, le rouge et le bleu, le bleu et le jaune, il faut oublier, tout ceci n’existe que dans les papiers lisses mais gribouillés de scientifiques et matheux amateurs de tout poil, les autres, tous les autres, savent que le monde est différent, qu’il étend sa palette sur l’intégralité des possibles, le champs est immense et le choix illimité, il n’y a rien qui ne soit ultime et tout est illusoire et fluctuant jusqu’à l’ultime microseconde avant l’instant magique où l’on passe d’un avant à un après.

 

Chaque seconde vaut un siècle.

 

Chaque pas est une aventure vers un monde différent, un saut dans l’inconnu, un choix entre gauche et droite, avant et arrière, mouvement et immobilité, les choix sont toujours là, les équations envisageables infinies, les interrogations existentielles sont sans fin, les banalités d’usage aussi, tout est infini, et les bornés et floués qui constituent la race humaine ont tout fait pour oublier cela, pour ne pas avoir peur, pour survivre à cette instabilité chronique et permanente, pour avancer en dépit de la peur qui autrement les clouerait dans la seconde, là où ils sont, où ils étaient, car ils n’auraient pas duré longtemps s’ils n’avaient réussi à optimiser ce système d’oubli, de négation, de refus de l’approximation, de l’aléatoire, du virtuel, de l’indéterminé et du conditionnel comme fondement du monde, alors tout devient simple, possible, blanc et noir, et tout le reste, c’est ainsi.

 

On survit, mais on perd son âme, sa liberté, ses choix, et on devient borné, limité, les portes se referment les unes après les autres jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’une voire aucune ou une fenêtre du quatrième côté cour, celle que l’on peut prendre pour se suicider.

 

Tout cela c’est quoi ? Du vent, une brise légère ou un ouragan, peu importe, un simple cheminement de molécules presque vides d’un endroit à un autre !

 

Les chemins qui s’offrent à l’individu sont toujours multiples, jamais unique, depuis les premiers pas du bébé charmeur jusqu’au dernier du vieillard lunatique.

 

Oubliez les dieux et les règles, les lois et les principes, les équations, les traditions et coutumes, les décrets et les règlements, les prières et les diktats, tout cela c’est la simple et bonne vieille tentative du puissant, du géant qui souhaite perdurer dans son rôle de géant, de demeurer ce qu’il est, là où il est, et vous là vous êtes et ce que vous êtes, c’est-à-dire, franchement, honnêtement, désolé de vous le dire, un pas grand-chose, un petit hoquet du destin dans un désert d’ambition et de réalisation, eux là-haut, vous en bas, pour les siècles des siècles, amen !

 

Bref, sur ce promontoire, ils étaient cinq, deux sont partis par la fenêtre du quatrième, côté cour, il en reste donc trois …

 

FAUX, il en reste quatre car un étrange personnage à deux têtes les a rejoints en descendant d’une corde tombée dont ne sait où, ils sont au bout du monde au-dessus d’une abîme vertigineux dans lequel se déverse toutes les eaux de l’univers, la somme de toutes les larmes jamais produites par l’humain dans son malheur, sans possibilité de quitter ce quadrilatère de planches bien lisses et vernis, à l’ultime limite de l’horizon au-delà duquel il n’y a rien …

 

FAUX, là également, car à cet endroit précis où les géants ont fait une pirouette fort élégante, l’intrus à deux têtes a ouvert la porte d’un ascenseur de couleur vert zébrée de jaune, cela ne s’invente pas, même dans les romans, les a appelé par leur prénom, les a prié de rentrer dans le petit local métallique imbibé d’une lueur néonique est rentré avec eux, a appuyé une touche parmi 5 autres, celle portant le chiffre 3, celui de la trinité, ce qui ne veut rien dire, désolé là également, et les choses ont alors suivi un tout autre déroulé, adieu le monde perdu, celui des géants et de leurs esclaves rebelles, et bienvenu dans une nouvelle dimension, un nouveau monde, un monde dans un monde, telle une poupée russe, jusqu’à la fin des temps, des mondes et des réalités.

 

La porte s’ouvre, l’individu à deux têtes sort en premier suivi par la jeune femme, la jeune fille, l’homme et son wagonnet, dans cet ordre, cela n’a pas d’importance particulière mais permet de percevoir la cohérence du long déroulé des vies dont il s’agit.

§514

D’une disparition somme toute assez prévisible et de géants que l’on découvre amateurs du jeu de saute-mouton


D’une disparition somme toute assez prévisible et de géants que l’on découvre amateurs du jeu de saute-mouton

 

 

Les trois humains sont seuls sur le promontoire au-dessus d’un vide brumeux dans lequel des infinis d’eau sombrent avec grand fracas.

 

Les géants avec lesquels ils conversaient précédemment ne sont plus là. Ils s’appelaient  Heurtzer et Myoutys et s’étaient exilés à cette extrémité du monde, au-delà des confins de l’univers, fuyant une guerre ayant opposé il y a bien longtemps le peuple des Emerphiydès et celui des puissants, dont ils estimaient être des représentants atypiques. Mais, tout cela n’a plus guère d’importance car ils étaient les derniers représentants d’une race maintenant disparue et d’une civilisation ayant sombré dans un oubli définitif.

 

Les géants ont longuement conversé avec la jeune femme répondant au nom de Maria et dont le regard était si intense qu’il avait probablement brouillé leur compréhension de la situation.

 

Ils considéraient avoir œuvré pour la paix de leur monde, être en attente d’un signe de leurs divinités et prêt à revenir en pacificateurs et humanistes suprêmes. Ils se sont découvert membres à part entière de la caste des arrogants et dominateurs, qui plus est des morts en devenir. Comme l’avait souligné Maria l’individu n’existe que s’il est reconnu par d’autres et s’il n’y a plus d’autres, si le monde est vide de tout occupant, alors il n’y a plus de reconnaissance et donc plus d’existence, et de vivants que l’on croyait être l’on se découvre soudainement morts en bonne et due forme.

 

Les deux géants n’ont pas supporté ces deux chocs successifs, celui de leur propre trahison suivi de celui de leur mort, et après avoir pris congé, respectueusement, des trois humains assis en face d’eux ils ont enjambé la rambarde et se sont jetés dans les flots tumultueux et le vide sidéral et sidérant.

 

Les trois humains n’ont pas réagi, ils ont été pris de court, certainement.

 

La chose s’est passée très rapidement, comme un souffle de vent sur une colline recouverte de pâquerettes par un beau soir d’été. En quelques secondes, peut-être même moins, ils sont passés d’un avant à un après, un avant avec géants en prime, un après avec solitude.

 

La situation est maintenant et d’évidence très confuse. Il est difficile d’exprimer des sentiments clairs en pareille situation.

 

La jeune femme est affectée, on le serait à moins, se sentant en partie responsable d’une issue aussi dramatique à une conversation qu’elle considérait normale, ordinaire, presque banale, compte tenu des circonstances.

 

Mais, son visage n’exprime pas une peine ou une douleur intense, la durée de leur conversation n’a pas été assez longue pour permettre le développement d’une relation, l’émergence de sentiments, simplement le regret de voir deux vivants disparaître. Certes, il n’y aura pas de corps et donc pas de vision de mort, non, simplement une absence, un vide, deux fois treize mètres de géants en moins, cela fait une masse, un volume, un vide presque palpable, presque plus imposant que celui de leur présence, telle ces photos en négatif qui parlent plus que les plus lustrées, léchées et brillantes des photos.

 

C’est donc plus une gêne qui perturbe sa pensée, son analyse du réel, du présent, que le regret de ne pas avoir pu en savoir plus, mieux les comprendre, les appréhender dans ce qui devait être des existences bien plus complexes qu’elle ne l’imaginait.

 

La tendance à la simplification, la généralisation, si prévalente aujourd’hui, peut avoir des conséquences regrettable mais ce n’est pas ce dont il s’agit ici. Maria est embarrassée, elle perçoit bien que ses mots ont tué, même si tôt ou tard ces géants allaient finir par faire le grand saut, au premier comme au second sens de ces termes, allaient réaliser que leur monde avait été détruit, dévasté, oublié, et par conséquent eux aussi, et qu’il ne restait rien d’autre à faire qu’à saluer une dernière fois le levant, prendre congés des restes de beauté de cette fin d’univers, chanter un petit chant guerrier ou kamikaze à l’attention d’une Lune qu’on ne distingue pas et dont ils se fichent d’ailleurs, et hop, un petit jeu de saute-mouton chevaleresque, vas-y mon amour, non toi, mais non, je n’en ferai rien, s’il te plait, soyons sérieux, à toi l’honneur, et ainsi de suite, et fini… plus rien.

 

C’est évident que ceci allait se terminer ainsi. Maria a parfaitement conscience que cette réalisation allait intervenir tôt ou tard, que le couchant succéderait au levant, que les choses basculeraient de la vie à la mort, il en est toujours ainsi, mais elle est troublée par cette causalité qu’elle distingue et pour la première fois de sa vie prend conscience d’avoir provoqué, indirectement au moins, un drame.

 

C’est ainsi.

 

Il en ainsi dans de nombreuses situations.

 

Il lui faudra apprendre à vivre avec cette douleur au plexus solaire, cette sourde angoisse, cette anxiété se répandant dans les veines, les nerfs, la fleur de la peau, le centre des os.

 

C’est ainsi, elle n’y échappera pas et ceci, peut-être affectera la douceur et sensibilité de son regard. Ceci est par contre une chose très regrettable.

§961

Des interrogations de deux géants dont plus personne ne se souvient et des réponses que Maria ne souhaite pas leur donner


Des interrogations de deux géants dont plus personne ne se souvient et des réponses que Maria ne souhaite pas leur donner

 

 

Trois humains font face à deux géants désemparés. Les cinq sont au-delà du bout d’un monde, surplombant des falaises sans limites le long desquelles des flots considérables se déversent sans jamais s’arrêter.

 

Il n’y a pas vraiment de ciel ou d’horizon dans la mesure où la brume s’infiltre partout et comble les lacunes, gomme les différences entre les uns et les autres. Un blanc très légèrement teinté de bleu se répand sur le groupe et l’empêche de percevoir quoi que ce soit au-delà d’une vision très générale et d’une certaine mesure abstraite.

 

Les géants ont vécu dans cet endroit des années durant fuyant la violence d’un conflit qu’ils ont tenté, mais sans succès, d’éviter. Ils n’ont pas vu leurs contemporains disparaître, leur monde s’effondrer, leurs traces s’estomper. Ils ne sont que des reliques d’un univers maintenant disparu, auto-mutilé, auto-torturé, suicidé.

 

Ils viennent d’apprendre de par la bouche de la jeune femme dont le nom est Maria et dont le regard est d’une intensité particulière et la composition d’une grande sérénité que ledit monde n’existait plus et que leur action n’avait été, après tout et quelles que puissent être leur conception des choses, que le symbole de la perpétuation de la domination de leur caste sur toutes les autres. Lorsqu’ils ont senti que leur destin leur échappait, ils ont excellé en maniant de nouveaux concepts et principes qu’ils ont maquillé en leur création unique alors même qu’ils n’appartenaient à personne ou à tout le monde. Maria a poursuivi en indiquant qu’en dépit de leurs croyances les plus chères, leur comportement n’avait pas été meilleur que celui des bourreaux, leurs frères ou sœurs, et que leur responsabilité dans la disparition d’un monde était pleine et entière. Puis elle a souligné qu’il y avait différentes manières de perpétuer une injustice, en l’imposant de force ou en faisant croire qu’on la réforme. Les deux mènent au même but, prolonger l’inacceptable et préserver les droits des puissants.

 

Les géants aux doux noms de Heurtzer et Myoutys ont bronché, maugréé, trépigné et résisté. Ils ont réfuté ces propos, répété qu’ils avaient tout fait pour protéger et émanciper le peuple des Emerphiydès mais sans succès et que lorsque la situation s’était tendue au point de dégénérer en conflit généralisé ils avaient déployé toute l’énergie imaginable pour réconcilier les deux groupes.

 

Maria a opiné du chef et dit qu’il ne s’agissait pas de deux groupes mais d’un et d’un seul, celui des vivants, et que le fait même de parler de deux entités démontrait combien la notion de caste était inscrite dans leurs gènes.

 

Les deux géants ont montré des signes d’intense fébrilité et de grande fragilité.

 

Tant d’années passées à se remémorer un monde, s’imaginer y revenir dès que des soi-disant divinités se mettraient à leur parler et leur indiquer la voie à suivre, à construire, développer et alimenter un rêve pour s’apercevoir finalement que ce n’était que du vent et que l’issue était irrémédiable, la disparition pure et simple, le cimetière des éléphants, la casse, le débarras, et plus encore l’oubli, c’est-à-dire la mort, car si les dieux n’existent pas, cela on le sait, il reste la mémoire, trois générations dit-on, les regrets et sourires, les larmes et les colères, l’amour ou la haine, les sentiments profonds ou superficiels que ceux qui suivent portent sur ceux qui sont partis, puis, après trois générations, les aïeuls disparaissent dans le néant ou la statuaire, mais s’il n’y a plus de mémoire, c’est-à-dire s’il n’y a plus personne pour se rappeler de vous, de votre humble personne, alors, vous êtes mort pour de bon, la deuxième fois avant la première dans ce cas particulier.

 

Les géants ont ainsi découvert qu’ils étaient déjà morts alors même qu’ils s’imaginaient encore en vie.

 

C’est terrible de se découvrir mort…

 

Des cadavres en pleine forme, un peu déprimés c’est vrai, mais en pleine forme, en tout cas c’est la conclusion des trois humains qui les regardent du bas de leur mètre soixante-dix ou quatre-vingt, des zombies tout à fait frais, agréables à regarder, agréables ou non car telle n’est pas vraiment la question, qui crient certainement quand on les pince, même s’il n’est jamais conseillé de pincer des géants de treize mètres de haut, précaution élémentaire quand on est 13/1.7 fois plus petit, soit un peu plus de 7 fois et un petit chouia pour la soif.

 

Des géants bien vivants, se plaignant un peu, regrettant surement, déplorant aussi, s’insurgeant certainement, de leur condition peu ragoutante, bien regrettable, de vivants qui sont déjà morts et qui ne le savaient pas, on le serait à moins.

 

Les géants se regardent, échangent quelques mots dans un patois catalan assez rocailleux qui sans doute possible pourraient se traduire par ‘mais qu’est-ce qu’on fiche encore ici ?’ puis se tournent vers Maria qui parle à la jeune fille au manteau rouge tandis que l’homme qui les suit regarde par la balustrade la cascade infinie avec un air désemparé, lui aussi, perdu, angoissé, tout en commentant quelque chose d’absurde à des personnages fantasmatiques de son invention, et lui demande, à peu près la même chose.

 

Il n’y a pas de réponse à cette question, en tout cas, il n’y a pas de réponse toute faite, à moins d’être un pingouin perdu sur la banquise des religions et croyances, qui pourrait y répondre ?

 

Qui pourrait dire quelle est la destinée particulière, la raison d’être, la finalité, de la présence de deux géants un peu patauds et lourdauds sur un promontoire de quelques mètres carrés chevauchant une sorte d’infini brumeux dans lequel s’effondre les eaux de tous les océans du monde tandis que le monde qu’ils ont essayé de protéger puis de fuir a entièrement disparu ?

 

La réponse à cette question n’est pas aisée. Maria ne se hasarde pas à y répondre. Pourquoi le ferait-elle ? Pourquoi leur dirait-elle ‘rien !’ ce qui serait la réponse la plus honnête en pareilles circonstances ?

 

Alors, elle ne dit rien, sourit et se contente de les regarder avec intensité. Le bruit produit par les océans se déversant dans le vide sidéral et sidérant recouvre tout, la brume aussi, et les esprits sont épuisés. Leur conversation s’achève ainsi. Il n’y a plus vraiment grand-chose à dire.

 

La jeune fille au foulard rouge aimerait demander qui étaient ces Emerphiydès, et combien de géants y avaient-ils, comment vivaient-ils, à quoi ressemblait leur monde, mais elle comprend bien que ces questions sont parfaitement secondaires.

 

L’homme murmure quelque chose d’incompréhensible à l’oreille de son autruche en peluche…

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