Des nombreuses couleurs des âmes
Le désert est derrière nous mais qui peut réellement dire que le vrai désert n’est pas quelque part dans nos âmes ?
Nous sommes des âmes non point grises ou tristes mais vides.
Trop de millénaires à nous écharper et nous estropier sans comprendre pourquoi je présume. La lassitude finit par s’installer et nous sombrons dans une bulle de néant sans intérêt où l’apparence est réalité et le reste oublié, vaincu, tétanisé et trahi.
Notre errance est en quelque sorte une fuite face à ce triste constat.
Mais les choses sont différentes dorénavant. Note traversée du désert s’achève, au sens propre et figuré du terme.
Nous avons réintégré la pension de famille dans laquelle nous avions passé un certain temps durant la période révolutionnaire. Les choses ont bien changé. Si l’on parlait d’âme de la révolution comme je l’ai fait auparavant au sujet de nous autres, vivants ou humains ou les deux, on dirait que celle-ci a changé de couleur. Elle était de couleur primaire, rouge, bleue ou jaune. Maintenant elle est rose, orange ou verte. Toute en nuance. Plutôt grisâtre sur les bords.
Les amis de la jeune fille au mouchoir rouge, la fille de la propriétaire de ladite pension, sont moroses et amers. Ils prétendent que la révolution leur a été confisquée, que leurs cris n’ont permis que de décolorer l’épiderme des choses mais que tout le reste est demeuré. Ils pensaient que tout serait bouleversé en quelques jours et qu’une ère nouvelle s’ouvrirait devant eux au lendemain d’une soirée de délire mais tel n’est pas le cas. Il n’y a que la nature qui se permette de temps en temps de bousculer tout sur son passage, et lorsqu’elle le fait cela ne se termine jamais très bien pour nous futiles papillons de nuit. Ils sont donc ternes et tristes et leur âme collective est amère et teintée de pourpre.
Ils sont avachis sur les canapés de la pension et proprement atterrés. C’est à peine s’ils regardent encore les nouvelles à la télévision. « Finalement » a dit une jeune femme aux cheveux frisés et aux jolis yeux en amandes « il vaudrait peut-être mieux que nous fassions comme tous les autres, un peu de Prada, de Boss, de Sony, de talons à aiguilles, de boites de nuit, de design urbain, de weeds, d’alcool et de sexe et basta la révolution. De toutes les manières, elle n’est plus à nous. Nous l’avons gagnée mais nous ne l’avons pas conservé. On nous l’a confisquée ».
Maria dont le regard est si puissant que les lions les plus farouches ne se risqueraient pas à s’y confronter les a quelque peur rassérénés en leur rappelant que l’histoire balbutie, « l’histoire fonctionne sur des cycles très longs, démesurés mais parfois s’accélère, ces temps-ci c’est tous les vingt ans, une génération, à chacune d’entre elle sa guerre ou sa révolution, beaucoup d’espérance, beaucoup de frustrations, mais au total, mis bout à bout les cycles finissent par montrer leur signification réelle, dégager les courants qui les portent… vous œuvrez pour vous mais surtout pour ceux qui vous suivront, des convulsions que vous avez provoqués les demains seront faits. Soyez consistants, persistants et tenaces, ne lâchez rien, ne cédez rien, ne désespérez jamais. Soyez forts et fiers. Personne ne pourra vous enlevez ce que vous avez fait mais vous devez garder la tête haute et ne jamais sombrer dans la facilité ».
Je crois que ce langage leur a fait du bien. Ces jeunes gens sont si isolés et perplexes, si intelligents et conscients des rapaces qui tournoient autour de leurs silhouettes chétives et malingres que quelques paroles de Maria ne peuvent que leur faire du bien.
Au dehors de la pension, dans ces avenues où il y a peu la vie grouillait et la révolution enflammait les esprits, les âmes sont redevenues à peu près ce qu’elles étaient. Les uns et les autres ont repris leurs occupations. Le gentil policier qui s’était si bien occupé de moi lorsque j’étais en prison, après avoir été tenté par la révolution est redevenu policier mais préposé à la circulation et un peu discret et distant. J’éprouve parfois le besoin ou l’envie de le frapper à coup de barres de fer mais finalement mon âme à moi essaie de ne pas s’égarer et conserver le peu de dignité qu’elle doit avoir.
Partout les rumeurs courent, enflent, gonflent puis explosent et les gens y sont très sensibles. C’est ainsi j’imagine que l’on peut dompter une révolution, en laissant les vers dans les fruits, en propageant des propos mensongers ou ignobles ou infondés, des rumeurs qui à force de dérouter et apeurer finissent par lasser et permettre aux âmes agitées de rentrer dans leur giron, de réintégrer leur place, joliment et naturellement.
Ne me méprenez pas, je ne veux pas dire que dans ce pays de misère et de poussière les choses sont pareilles qu’avant, pas le moins du monde, les révolutions ne s’achèvent pas ainsi, on est loin du compte, il reste de nombreux soubresauts à venir, des montagnes russes à arpenter, des gouffres à éviter et des pics à gravir.
Tout a changé mais tout demeure.
Notre ami la machine à gaz rondouillarde à tendance politicienne a réintégré elle aussi la pension, son ministère aura été de courte durée, elle n’était pas du lot, elle ne sortait pas du bon moule, elle a lassé, elle a chuté là où d’autres auraient duré car elle ne bénéficiait pas du bon réseau de soutien, convenance et connivence, elle s’est laissé berné par les sourires des courtisans et a buté sur une sombre affaire de tuyauterie mal débouchée, en fait des mauvais tuyaux donnés au mauvais moments et aux mauvaises personnes.
L’ancien secrétaire d’état au tourisme et à la richesse culturelle a repris son ministère en la remerciant chaudement, ce qui était parfaitement indiqué pour une machine à gaz.
L’autruche volante, flottante et trébuchante qui souvent ne dit jamais rien d’autre que des incongruités absolues s’est pour une fois montrée à la hauteur et lui a dit « finalement, pour une machine perdue dans un pays dont on ignore le nom, la langue et les traditions, tu t’es plutôt bien débrouillée. La prochaine fois, ce serait bien d’essayer de les comprendre avant de leur dire. Ecouter n’est pas mal non plus, tu sais ce truc étrange qu’on fait généralement avant de parler, c’est bizarre mais ça fonctionne plutôt bien, moi d’habitude je n’écoute pas mais ce n’est pas grave car personne ne m’écoute. Qui a compris ce que je voulais dire lorsque je m’esquinte à susurrer « Il n’y a plus d’amour à Saint-Pétersbourg » qui ? personne ! … Alors, tu vois, bravo, et maintenant on se barre. Direction Arezzo. »
Les pingouins aux lunettes roses à l’évocation de ce nom béni se sont mis à s’agiter et à tourner nerveusement autour de la machine à gaz qui n’a pas totalement saisi le sens de cette danse inuit mais l’a approuvé du revers d’un tuyau caoutchouté noir et blanc, un peu zébré.
Il ne reste qu’un petit détail à régler, un tout petit, comment y aller… Pour celles et ceux qui auront suivi cette chronique depuis son début vous aurez probablement en mémoire les qualités exceptionnelles qui sont les nôtres s’agissant d’aller d’un point A à un point B.
Néanmoins nos âmes étant dorénavant enthousiastes et sereines, il y a lieu de croire qu’elles s’empresseront de nous guider avec toute la dextérité que les âmes ont.