Dialogue avec moi-même


Dialogue avec moi-même

 

Vous vous rappellerez peut-être qu’après avoir longtemps dérivé sur une mer étrange nous avons fini quasiment embourbés dans une eau gélatineuse et sous un ciel de carton, littéralement. Nous avons atteint en rampant ce point particulier où le ciel et la mer se rejoignent et nous sommes engouffrés par une pirouette du destin, camouflé sous la forme d’un soupirail carré, au-delà de cette limite ultime. Les jours précédents, je vous ai décrit aussi bien que je le pouvais ce qui se trouvait dans l’au-delà, et peut-être s’y trouve encore, c’est-à-dire pas grand-chose, sa forme particulière, soit un cube de volume proche de 39 m3, son obscurité troublante, et les voix que l’on y entendait. Je mets tout cela au passé car comme je vous l’ai indiqué hier les convulsions et le chaos ne sont pas réservés pour l’en-deçà.

 

Suite à différentes circonvolutions provoquées je dois l’admettre par mes propres amis, notamment le pingouin aux lunettes roses amateurs de Piero della Francesca qui n’a rien trouvé mieux à faire que détruire le boitier contrôlant le déroulement limpide du temps nous faisant ainsi rebrousser chemin, le soupirail s’est rouvert, l’eau a envahi l’au-delà, et tous se sont échappés sauf votre serviteur qui s’est retrouvé dans la situation périlleuse de devoir sauver son alter ego assis benoitement au fond de l’au-delà sans souhaiter s’en extraire.

 

Le sauvetage s’étant avéré impossible, nous nous faisons face tels deux poissons miroirs et échangeons des propos aimables de la même manière que les carpes japonaises le feraient dans le bassin d’un charmant jardin zen.

 

La conversation est délicate et difficile, pour deux raisons majeures, la première tenant à la problématique posée par l’expression orale dans un espace submergé – essayez de converser avec qui que ce soit au fond d’une piscine et vous agréerez certainement à mes propos si vous ne l’aviez déjà fait spontanément – et la seconde à cette caractéristique première de toute conversation avec soi-même, c’est-à-dire la tendance à se répéter à l’extrême.

 

Je pourrais schématiser ceci en vous proposant de discourir avec vous-mêmes face à un miroir : vous vous rendrez rapidement et naturellement compte que l’autre vous-même aura cette fâcheuse propension à bégayer vos gestes et vos paroles. Après plusieurs tentatives infructueuses nous avons finalement trouvé un terrain d’entente consistant pour celui souhaitant s’exprimer à fermer ses paupières pendant la durée de son monologue.

 

La conversation qui s’en est suivie pourrait se résumer de la manière suivante :

 

Moi-même 1 (MM1) : je me présente, je m’appelle Henri, j’étais tranquillement installé sur mon canapé et regardais la pluie tomber du ciel sur le sol des Corbières lorsque je me suis retrouvé aspiré dans cet endroit particulier.

 

Moi-même 2 (MM2 – c’est à dire moi): Je n’ai pas de nom particulier mais suis le narrateur d’une série de chroniques portant sur mon errance au sein d’un monde ravagé par des convulsions et bouleversements de grande ampleur. J’essaie de décrire ce que je vois mais je dois admettre éprouver de grandes difficultés à le faire car ce qui ne se conçoit pas clairement peut difficilement être énoncé clairement.

 

MM1 : C’est intéressant, car pour ma part j’aime écrire et je partage cette envie de discourir sur les problèmes que nos sociétés rencontrent mais ne sait comment les présenter. Je me perds souvent dans mes narrations. A cela il convient d’ajouter que dans le monde qui est le mien l’écriture est proscrite, à moins d’être agréée tant a priori qu’a posteriori par les autorités de promotion de la liberté d’expression, du bien-être et de l’objectivité universelle. Je dois donc me cacher pour le faire. Mes écrits parlent d’un individu qui précisément erre de par le monde. La différence avec ta – on se tutoie, n’est-ce pas ? – situation est que mon héros ou narrateur n’est pas seul. Il se déplace avec quelques amis improbables, des individus qui ne sont parfois même pas humains.

 

MM2 : Mais, c’est très exactement ma situation. Je suis seul en ce moment car je souhaitais te sauver d’une noyade certaine. N’as-tu pas remarqué qu’avant l’inondation nous étions plusieurs dans cet au-delà étriqué?

 

MM1 : Non, il faisait très sombre, et la seule forme qu’il m’ait été donné d’apercevoir était celle d’une jeune femme aux jambes fines et élancées et au regard très vif.

 

MM2 : … En fait, elle s’appelait Nelly une jeune banquière ayant fait irruption dans notre déambulation pour m’acheter les droits de cette histoire dans l’idée de produire un film. Mais, il y avait autour de moi d’autres personnages tels, par exemple, Bob le pingouin, l’autruche volante, flottante ou trébuchante ou le grille-pain existentialiste.

 

MM1 : C’est très intéressant…  Pour ma part, j’ai aussi des pingouins, mais ils sont deux, et aiment Piero della Francesca. Il y a également une machine à gaz rondouillarde à tendance politicienne, un extincteur fort sage, un Yéti anarchiste et une remarquable jeune personne au regard si profond que l’écrivain que je suis ne parvient pas à décrire car il s’y noie tout le temps…

 

MM2 : … et cette personne se prénomme Maria, n’est-ce pas ?

 

MM1 : Exactement ! Mais comment as-tu deviné ? Ceci figure sur mon ordinateur que j’ai scellé dans ma cave à vin pour éviter que les autorités éclairées ne viennent y fouiner un œil ou deux.

 

MM2 : J’ai deviné tout simplement parce que mon groupe improbables comprenait jusqu’il y a quelques semaines les amis dont je t’ai parlé ainsi que ceux que tu viens d’évoquer. Quant à Maria, je ne sais que dire, elle me manque tellement… C’était mon guide, ma lumière, celle qui illumine le bout du tunnel et guide le train vers la sortie. Je ne sais pas ce qu’elle fait dans ton histoire… Mais, dans tes récits, n’y a-t-il pas un narrateur ? Et quid des autres amis dont je t’ai parlé moi, le pingouin, l’autruche, le grille-pain ?

 

MM1 : Pas besoin de narrateur, puisque le narrateur c’est moi. J’ai deux pingouins mais pas de Bob. Mes pingouins n’ont pas de nom. Pas d’autruche et pas de grille-pain non plus… En fait, pour être précis, il y en avait bel et bien un mais il y a très longtemps, depuis il a explosé et s’est transformé en radiateur jaune… Il y avait aussi un réfrigérateur colérique mais il s’est réincarné en machine à gaz.

 

MM2 : je suis littéralement sidéré. Ce que tu racontes correspond plus ou moins à une partie de mon histoire. J’ai côtoyé les mêmes personnages. Nous étions dans un pays maudit, affligé par des maux terrifiants puis bouleversé par une révolution. Puis, les choses ont évolué, les situations figées à l’extrême se sont débloquées, et nous avons essayé, chacun à notre manière, de contribuer à ces mouvements de fond.

 

MM1 : C’est un peu ce que j’ai en tête moi aussi, mais pour l’heure mes personnages évoluent dans un milieu hostile et certains sont en prison.

 

MM2 : J’y ai été pendant un certain temps mais j’en suis sorti.

 

MM1 : fascinant… il semblerait donc que tu vives mon histoire mais avec deux ou trois mois d’avance.

 

MM2 : Ce fichu Bob a déréglé le temps et je rebrousse chemin tandis que tu avances. Ce qu’il faudrait c’est que nous nous retrouvions à mi-chemin comme cela nous ne ferions plus qu’un et je retrouverais alors Maria.

 

MM1 : oui, mais il y a un bémol… je suis auteur et tu es le personnage d’une histoire. Il y a une certaine nuance difficile à ignorer. Comprends-moi, je ne sous-entends pas la moindre discrimination et ne tiens pas un langage présomptueux. C’est juste que nous ne sommes pas exactement de la même nature.

 

MM2 : pas si sûr que cela…  qui te dis que tu n’es pas une création d’un auteur quelconque rédigeant un texte dans lequel tu campes ou joues le rôle d’un auteur lui-même écrivant une histoire telle que celle que tu viens de décrire…

 

MM1 : cela devient plutôt compliqué. En plus, étrangement, j’ai soif. Pourrions-nous continuer cette discussion ailleurs ?

 

MM2 : Volontiers mais nous sommes ici dans cette eau de l’au-delà uniquement parce que tu ne bougeais pas. Si tu te décides à bouger nous pourrons poursuivre cette conversation ailleurs.

 

MM1 : Où ?

 

MM2 : Où tu le souhaiteras, c’est toi qui prétends être un auteur, non ? Alors, débrouilles-toi pour nous tirer de là et nous ramener en deçà de l’au-delà et si possible un en deçà qui soit au-dessus de l’au-delà et pas mouillé.

 

Voilà où nous en sommes. Demain nous serons ailleurs, où je n’en sais rien. J’espère que vous n’êtes pas trop submergé par tout cela ; pour ma part, je ne vous cache pas l’être doublement, puisque je suis sous l’eau et que je me débats avec un autre moi-même, ce qui n’est jamais une chose très aisée.

 

 

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La cathédrale de Rouen – (v2)


Reconstruction, déconstruction, reconstruction…


Script – Bobby – 1


BOBBY

1.   Dans un bar miteux quelque part dans le Sud des États Unis

Un bureau sordide. Un morceau de plastique flotte sur un gros appareil de climatisation. Les portes sont ouvertes. On entend le public discuter et rire en arrière fond. Les musiciens et le gérant de la boite s’engueulent au sujet du retard de Bobby, alias Robert Johnson Jr., la quarantaine mais qui en paraît facilement vingt de plus. Flasque, drogué, alcoolique, il a été brisé par la vie ou la mort, allez savoir. . Il a été un assez bon musicien dans une autre vie. Il n’est plus rien, même pas l’ombre de lui-même car il n’a jamais été grand-chose. Sa femme, Lisa,  l’a beaucoup aimé mais maintenant ne fait que le supporter. Sa fille, Mary, le déteste, en a honte, il la dégoûte.

Bruce (Musicien, Leader du groupe)

Putain ! Vince, Putain. Je t’avais dit que ce con ne viendrait pas. Mais toi, Vince, tu sais tout, bien sûr. Toi t’es le bon samaritain, celui qui aide les frères dans la merde. Bravo. Félicitations. Et maintenant on fait quoi, hein ? … T’es aussi con que lui….

Vince (gérant du bar et sorte d’agent)

T’énerves pas. Il va venir. De toute manière pas de problème, j’ai une solution. S’il arrive pas dans les cinq minutes on commence avec Eliah !

Bruce

Et c’est qui celui-là? Un autre de tes coups foireux ? C’est quoi cette fois-ci ? Un has-been qui a morflé dans un pare-brise après s’être shooté ? Un beauf qui s’est castré pour plaire à sa mère ? Une pétasse qui boit seulement huit jours sur sept ? …

James (Musicien)

(Le bras autour de Bruce, le calmant)

Arrête ! Bon sang, après tout, c’est lui qui nous procure ces engagements non ? S’il y a un problème c’est lui qui paiera. Bobby c’est un con, ça d’accord, tout le monde le sait, mais laisse le finir s’il te plait.

Vince

Bon, OK, cet Eliah, c’est un petit jeune, doué. Je l’ai entendu plusieurs fois jouer avec Ted et il est vraiment bon pour un gars de cet âge. Il connaît vos morceaux. Il suivra comme il pourra et de toutes les manières ce sera pas pire qu’avec Bobby. Maintenant, si t’as une autre solution, je t’écoute mon frère.

Bruce

Et il est où ce génie de la guitare, ce branché du clavier, cet illuminé du saxo ?

Vince

(Calmement)

Derrière toi

Eliah

(La vingtaine tout au plus. Maigrichon. Souriant naïvement)

Bonjour. Moi c’est Eliah. Je suis prêt et en forme. Pas de bile à vous faire, je suivrais sans tirer la couverture à moi.

Bruce

(Énervé)

Tu te fous de ma gueule. Ce gamin ? Mais t’es vraiment trop ! (Il veut frapper son agent mais James l’en empêche)

James

(Les séparant)

Stop, ça suffit ! On se calme, on se calme. (à Vince) Toi, c’est la dernière fois que tu nous fais cela ! Compris. (à Bruce) Bon, on joue avec lui, OK, mais c’est parce que l’autre connard s’est pas pointé. Maintenant, t’as pas le choix. Ça passe ou ça casse ! (à Vince) Si tu t’es gouré, j’te jure qu’on te fait la peau. Ce genre de concert c’est important pour nous. Si on se plante en direct sur CKF3 t’imagine même pas ce que tu vas recevoir sur ta gueule. Bon…. On se calme, tout le monde se calme … (é Eliah) Petit, t’oublie ce que t’as entendu. OK ? On est tous énervé à cause de l’autre mariole de Bobby qui n’en rate jamais une… On va jouer ensemble, tranquille, simple et cool. OK ?

Eliah

Je vous ai dit que pour moi pas de problème. Je connais vos morceaux sur les cheveux de mon crâne. Pas de bile à vous faire. J’suis réglo.

Vince

Allez-y, ça ira, ça ira, j’en suis sur…

Les trois hommes entrent en salle et se dirigent vers la petite scène. L’atmosphère est enfumée, la scène étroite, le public chaleureux. Applaudissement. Ils commencent à jouer un morceau très lent. Bruce se remet de ses émotions.

Après quelques minutes il entend du bruit derrière lui. Il se retourne et voit Bobby chancelant qui essaye d’entrer dans la salle traînant sa guitare. Il se précipite sur lui, l’empêche de mettre un pied en salle et le pousse au fond du Bureau sans ménagement puis le jette dehors par la sortie de secours.

Vince

(Criant) Pourquoi, pourquoi tu m’as fait ça ? Hein, pourquoi. J’essaye de te sortir de ta merde. De te remettre en selle. J’arrive à convaincre un bon groupe. Je fais des mains et des pieds pour que ces mecs de la radio viennent. Et toi, qu’est-ce que tu peut être con, en majuscule, C, O, N, tu trouves pas mieux que te bourrer la gueule et arriver avec 1 heure de retard…

Bobby

(Presque inaudible)

J’sais pas. J’suis pas bien. … J’sais pas. Pourquoi ?

Vince

(Lui fermant la porte au nez – on continue à entendre la musique)

J’aurais essayé, Bobby. J’aurais vraiment essayé, Bobby, mais t’es trop con. Tu diras à Lisa, hein, tu lui diras. Maintenant va cuver ailleurs, il vaut mieux qu’on te voie pas dans les parages pour quelque temps.

Bobby marche toujours chancelant le long d’une palissade. On voit les lumières d’un train en arrière plan. Une zone vaguement urbaine et complètement délabrée. Des tags partout. Il bute sur un vague tas de détritus et vomit puis s’effondre dans la boue. Il y a un joli reflet de Lune sur une flaque d’eau sale.

Le vol étrange de formes diffuses…