Fragments d’épopée – 7


La révolte des chevelus

 

Tandis que Babel se consumait

Que les innommables se réjouissaient

Les nuées de chevelus marchaient ivres, replets et dociles vers les ports pour embarquer et quitter l’immense territoire de Naos

Les mers et les fleuves étaient investis d’autant de navires que le désert l’est de roches

Toutes voguant vers le levant ou le couchant

Le vent les poussant vers leur destin

Loin de celui du peuple de naos ivre lui aussi mais de satisfaction et de jouissance

Radieux à l’idée d’avoir anéanti ceux qui rejetaient amour et haine

Et n’avaient pas compris la force de l’amour

Et avaient ainsi été sanctionnés par la mort et la souffrance

Mais restèrent certains des chevelus qui perçurent que si la force avait permis de vaincre les géants de Babel, elle pourrait aussi vaincre le peuple de Naos

Qui, s’il était intelligent et riche, rusé et ambitieux, fourbe également, était également faible et chétif

Qui, s’il était composé de vivants pouvant allonger leur vie sur près de trois cent ans, l’était également de nabots chétifs et craintifs

Riant faussement pour cacher leur crainte permanente

Et usant de leur richesse pour pervertir ceux qui n’étaient pas les leurs

Puis les tuant en les accusant de ne pas avoir suivi la voie de l’amour et du bonheur

L’un des chevelus s’appelait Spica

Comme ses semblables, il ne savait parler et communiquait avec ses sbires par signe et grognement

Comme eux, il ne connaissait autre chose que rapport de force envers ses contemporains,

Méfiance, fuite ou agression à l’encontre des autres vivants,

Et, par peur de la nature, de la vie et de la mort, respect envers l’inconnu, les Eléments et leurs alliés

Il était écrit qu’il serait utilisé par ceux-ci pour reprendre le contrôle d’un monde que les peuples de Babel puis celui de Naos avaient tenté d’éclipser

Spica et les siens se réfugièrent dans un pays de montagne, aride et froid

Ils bâtirent une cité de bois et plantèrent des bustes à l’effigie des dieux

Ils se prosternèrent face à des autels de pierre

Ils immolèrent les blessés et quelques prisonniers et donnèrent leur cœur et leur sang aux divinités assoiffées qui songeaient que l’heure pourrait bientôt être venue de reprendre leur long combat et nommer ceux qui refusaient de se nommer et compter ceux qui ne pouvaient l’être

Et s’éprirent de ce peuple farouche, stupide et muet

Qu’ils protégèrent des rigueurs et vicissitudes du climat et de la stérilité de la terre

Les faisant prospérer tels les insectes ou les rats

Attendant le moment propice pour retrouver le dessus sur les peuples de Naos et d’autres à venir

Spica apprit un langage en priant les divinités et il l’appela souffle divin

Il apprit l’écriture en la voyant inscrite dans la roche et les nuages et le nomma larmes divines

Il apprit à compter en scrutant l’horizon sur lequel se dessinaient les bêtes et les erres et détermina qu’il s’agissait du toucher des dieux

Il s’isola pendant cinquante sept années dans une vallée austère en interdisant à quiconque de s’approcher

Et lorsque vint le temps de la révolte il sortit de celle-ci affublé d’un corps d’athlète et d’un visage glabre et fluet

Il imposa à chacun selon son rang de se raser la moustache, la barbe, les cheveux ou les poils, considérant que les chevelus appartenaient au monde animal et que lui touchait au divin, et que dorénavant chaque caste en fonction de son rang et statut se reconnaîtrait à sa pilosité particulière

Mais lui était le seul pouvant se permettre de n’avoir aucun poil ou cheveu

Et lorsque survivait un vivant affublé de semblable qualité au-delà de l’adolescence il le tuait et offrait son cœur aux divinités

Cinquante sept années s’étaient écoulées et le peuple des chevelus avait prospéré sous la protection des Eléments et de leurs alliés

Tandis que ceux de Naos avaient été accablés des pires calamités que leur monde eut supportées

Sans se douter ou comprendre qu’il s’était agi d’une vengeance des Eléments et de leurs alliés, trop contents de la victoire de Naos et la disparition de Babel

Les chevelus avaient vu leur nombre multiplié par dix

Tandis que d’autres des leurs étaient revenus d’au-delà des mers

Et que le peuple de Naos faisait face avec courage mais désespoir aux assauts d’une nature devenue folle, confondant hiver et été, pluie et aridité, vent et sérénité

Et avait perdu très largement de sa superbe et de sa suffisance

Et dont les sourires ne parvenaient plus à masquer la douleur

Que la faim, le froid et la mort provoquaient

Indubitablement

Spica se fit couronner dieu vivant à l’équinoxe de printemps

D’une année débutant sous les chants des chevelus à qui il avait appris à chanter pour louer les divinités

Et décréta le début des hostilités divines contre le peuple de Naos

Et le reste des mondes

Le soulèvement définitif

La fin d’un peuple

Et l’apogée d’un autre

Il mit ses armées en route

Et se dirigea vers le peuple de Naos

Armé jusqu’aux dents

Promettant aux dieux de bâtir un palais immense avec les dents de ceux qu’il allait abattre

Sans se douter que la guerre allait être longue et la résistance de ceux de Naos acharnée

Fragments d’épopée – 6


Le règne des innommables

 

 

Or donc

A l’extérieur de Babel

Sur les terres qu’on appelait de Naos

Des peuples vivaient qui rejetaient eux aussi la folie des Eléments et de leurs alliés

Mais refusaient également la folie de Babel

S’employant à professer la paix universelle

L’amour infini

La joie et le bonheur

Et rejetaient toute tentative de chaos et de mort

Toute trace d’animosité

Qu’ils combattaient par la violence

Car une violence unique était tolérable

Disaient-ils

Si elle anéantissait une société décadente et pécheresse

Le peuple de Naos était constitué d’erres de taille modeste mais fort intelligents et solides

Pouvant vivre près de trois cent ans

Quatre fois plus que les géants de Babel

Ils étaient dirigés par un roi désigné par ses pairs

Et régnant jusqu’à sa mort

Et la société n’avait pas de structure autre que celle-ci

Et tous vivaient heureux et pacifiquement

Ceux qui ne le pouvaient ou ne le voulaient pas étaient condamnés à se suicider

Car le bonheur ne pouvait être affecté de dépression ou contrition

Le peuple de Naos était composé d’erres n’ayant pas de noms

Car ils refusaient de se nommer

Et même leur roi n’avait d’autre nom que celui de sa fonction

Sachant que les Eléments et leurs alliés souffraient de l’obsession de se nommer

Pour pouvoir se compter et se comparer et ainsi affirmer leur prédominance

Pour assurer ainsi leur domination sur les autres Eléments et s’affirmer ainsi à termes comme égal au Principe

Et le soumettre puis le démettre

Avant que le glissement à rebours n’ait absorbé et dilué toutes et tous

Dans la disparition finale

Et que l’un soit redevenu l’un pour la fin des temps

C’est ainsi que le peuple de Naos refusait de se nommer

Et que nul n’avait de nom

Et n’en n’avait pas besoin, se reconnaissant soit comme membre du peuple de Naos soit comme innommé

Les autres peuples les désignaient sous le vocable d’innommables

Ce qui les réjouissait

Ils ne savaient combattre

Mais ils recrutaient leurs mercenaires chez les chevelus

Des peuples arriérés et brutaux

Vivant au-delà des océans ou des mers

Venant des terres lointaines

Amères et sans nom

Vivant encore sous le joug des Eléments et de leurs alliés

Le peuple de Naos les recrutait

Pour écraser ceux qui ne voulaient s’aimer

Puisque la violence n’était admissible

Que si elle permettait d’éradiquer les infections de violence et de mort

Et lorsque leur travail de mort était achevé

Ils les renvoyaient dans leur pays dont le soleil ne caressait jamais la surface

Les chevelus portaient des noms, des prénoms et des vocables

Mais ne les utilisaient pas lorsqu’ils vivaient aux marges du pays des Naos

Profitant de leur largesse pour autant qu’ils demeurent silencieux et respectueux

Envers leurs maîtres du peuple des Naos

Ils les respectaient comme un chien mauvais obéit à son maître

Ou le faucon à son dompteur

Ou le cheval à un cavalier brutal

Sans résistance mais sans conviction ni respect

Par devoir ou crainte

Non point par amour ou compassion

Le peuple de Naos étendait son règne sur un territoire immense

Allant des frontières maritimes naturelles  aux sommets enneigés ou aux fleuves infranchissables

Ne connaissant nul voisin immédiat

Si ce n’était le pays des géants de Babel

Qui s’était isolé à tout jamais des vicissitudes des Eléments et de leurs alliés

Mais dont les préceptes n’étaient en rien ceux professés par le peuple de Naos

Et qui donc projetait depuis des siècles d’abattre en une attaque unique

Mais définitive

Toute trace du peuple convaincu mais vicieux de Babel

Et pour se faire amassait autour des sept enceintes des régiments immenses de chevelus

Prêts à fondre sans merci

En une vague immense et cruelle

En un cri unique et glacial

Sur le peuple des géants de Babel

Et les éliminer à tout jamais

Et détruire les traces de leur présence

Pour que le monde ne connaisse plus qu’amour et bonheur

Sans être contrarié par des reliques

D’un temps infécond et sombre

Triste et morbide

Alors qu’Eus et Nostra se réfugiaient dans une cache discrète

Le peuple de Naos attendait la chute des murailles

Abandonnées depuis fort longtemps

Et qui s’effritaient et se corrompaient

Sous les assauts de la pluie, du gel, de la sècheresse et des tremblements de terre

Sans se douter qu’il s’agissait alors

D’efforts des Eléments et de leurs alliés

Pour que l’inéluctable soit

Et que parmi les vivants se dressent les uns contre les autres

Leurs ennemis les plus virulents

Lorsque la septième muraille s’effondra sur la sixième

Sur le tas de pierre et rocs, troncs et gravas

Les chevelus par millions s’élancèrent

Et gravirent la muraille

S’élancèrent sur les traverses jusqu’à la première muraille

Descendirent les escaliers en hurlant

Et fondirent sur le peuple des géants de Babel

Qui ne comprirent ce qui leur advenait que lorsqu’il fut trop tard

Et ne purent résister à un contre cent

Par milliers ils furent mutilés, écartelés, torturés puis tués

Aucun des adultes ne fut laissé en vie

Les enfants furent pour la plupart noyés

Babel fut brulée

Les flammes s’élevèrent jusqu’au ciel

En une journée les traces de siècles de présence s’effacèrent

Pour ne plus laisser que celles de la mort au milieu de ruines fumantes

Les Eléments et leurs alliés se réjouirent

Le peuple de Naos ferma les yeux

Paya ce qui était du aux chevelus

Se tourna des ruines encore fumantes de Babel

Et se félicita de sa destinée

De l’amour et de la paix universelle

Et fêta la tranquillité retrouvée

Tandis que les chevelus repartaient

Et qu’Eus et Nostra suivaient avec attention, effroi et tristesse la folie des vivants

Depuis la cache qu’ils avaient trouvée

Et songeaient avec mépris

A l’indignité des vivants

Fragments d’épopée – 5


Eus et Nostra

 

Les géants de Babel régnaient sur un monde entouré de sept enceintes et murs infranchissables

Ils avaient rejetés les éléments et leurs alliés, leurs lois et principes, et en avaient érigés d’autres

Ils souhaitaient que leur univers soit isolé du reste de l’univers

Pendant que le Principe sommeillait dans sa douce Torpeur et que le glissement à rebours procédait avec lenteur

Ils imposaient leurs lois et principes et l’exil à tout jamais en haut des murs de Babel était à la fois une juste rétribution pour les doctrinaires sombres et une punition pour ceux qui défiaient les lois de Babel

Car ceux qui méritaient l’exil montaient au sommet des murs pour y vivre une éternité d’isolement et de tranquillité, vivant des expédients que les géants d’en bas leur envoyaient régulièrement

Car ceux qui ne le méritaient pas gravissaient les marches et erraient sur chemins de ronde au sommet des murailles sans comprendre pourquoi et sans bénéficier de soutien

Lorsque des corps s’écrasaient au bas des murs, les doctrinaires disaient qu’il s’agissait des indignes

Lorsque des feux brulaient au sommet, les doctrinaires disaient que les doctrinaires sages exilés volontaires à la fin de leur vie faisaient fête et joyeuse bombance

Mais personne n’était jamais redescendu des murailles

Et personne ne pouvait prétendre deviner ce qui se passait en haut

Mais tous feignaient de croire ce que disaient les doctrinaires sombres

A chaque assemblée annuelle des peuples de Babel, une cérémonie était organisée, regroupant tous les peuples de Babel, pour célébrer celles et ceux qui après des années de labeur bénéficiaient enfin du repos éternel au sommet des murailles

Une longue procession amenait ceux-ci au pied des escaliers cérémoniels ouverts pour l’occasion

Et les doctrinaires sombres s’y précipitaient en chantant pour gagner leur retraite bien méritée

Au même moment, les condamnés de toute sorte partaient en pleurs et hurlements dans la même direction, piqués par les doctrinaires sombres qui tuaient ceux qui résistaient

Montaient ainsi dans la même foulée les vertueux et les pervers

Sans que l’on sache qui était qui

Ni ce qui advenait au sommet des murailles

Or, il advint qu’un homme et une femme, Eus et Nostra, s’étaient aimés pendant des mois et avaient refusé les unions qu’on leur avait proposées

La condamnation était inéluctable et ils s’en satisfirent

Ils s’aimaient et préféraient la mort ensemble à la vie séparée

Ils partirent décidés en haut des murailles et gravirent les marches innombrables la main dans la main

Lorsque les portes constituées de sept pans métalliques se refermèrent sur eux, ils laissèrent le flot des doctrinaires sombres partirent en courant poussant devant eux les condamnés hystériques

Eus et Nostra marchèrent près de deux mois

Gravissant des marches  de plus en plus détériorées

Longeant des murs de plus en plus abimés

Chevauchant des cadavres morts de faim, soif ou violence

Se nourrissant de baies ou feuilles poussant hors de la muraille abandonnée

Buvant de l’eau recueillie lors des pluies régulières

Ils souffraient mais avançaient

Car ils cherchaient la quiétude pour vivre leur amour qu’il pensait unique

Eus et Nostra finirent par atteindre le sommet de la première muraille

Ils découvrirent un paysage de désolation

Des murs ruinés

Des dalles descellées

Des pans éventrés

Des tours chancelantes

Des cadavres ou squelettes, témoins de batailles grotesques entre vertueux et condamnés, entre vertueux et entre condamnés eux-mêmes

Gisaient des tas de nourriture en putréfaction que nul n’avait jamais touchée, si ce n’étaient des corbeaux ou vautours qui trouvaient ainsi accompagnement à leur plaisir principal

Au-delà de la première muraille, ils virent la seconde, puis la troisième jusqu’à la septième

Chacune en plus mauvais état que la précédente

Car nul n’entretenait ces enceintes pourtant considérées comme sacrées et essentielles pour protéger le peuple des géants des autres

Pour séparer les vivants des alliés des Eléments

Pour distinguer les vertueux des innommables

Et Eus et Nostra virent par delà la dernière muraille quasiment détruite des fumées de milliers de chevelus qui attendaient que les Murs de Babel chutent pout envahir la cité

Ils comprirent que la fin de Babel était proche

Que le temps des innommables s’annonçait

Que les géants vivaient leurs dernières années de paix

Que leur chimère de séparation et d’isolement par rapport aux Eléments et à leurs alliés qui s’appelaient dieux, déesses, prophètes, saints, idoles, justes, héros, bienheureux, élus, augures ou croyants allait bientôt s’écrouler en même temps que les murs dont ils vénéraient la puissance

Que les Eléments et leurs alliés allaient reprendre le dessus

Dans un combat qui ne faisait que commencer

Tandis que le Principe sommeillait dans sa Torpeur lasse et magnifique

Et que le glissement à rebours reprenait ce qui avait été donné

C’est ainsi qu’Eus et Nostra s’éloignèrent et se cachèrent

Laissant aux autres le soin de combattre

Un combat qui n’était pas le leur

Vivant des mets arrachés aux charognards

Se cachant des erres qui parfois titubaient vers eux avant de sombrer leurs silhouettes décharnées en bas des murailles

Et qu’en bas on célébrait en chantant la chute d’un autre des condamnés

Exilés pour le bien de la communauté de Babel

Eus et Nostra se préservèrent et vécurent leur amour

Tandis que la première muraille s’écroulait

Et que le règne des innommables débutait

Fragments d’épopée – 4


LIVRE II

 BABEL, NAOS ET LES CHEVELUS

 Le temps de Babel

 

Certains des vivants s’étaient séparés des Eléments et de leurs alliés qui s’appelaient dieux, déesses, prophètes, saints, idoles, justes, héros, bienheureux, élus, augures ou croyants

Ils s’étaient isolés d’eux puis regroupés entre eux

Formant des espèces, races, peuples, clans et familles

Unis par le rejet des Eléments

Et le désir de compréhension

Et le souhait de la conscience

 

L’un de ces peuples vivait à Babel

C’était un peuple de géants, puissants et vifs

De tous les peuples c’était celui le plus opposé aux Eléments et à leurs alliés

Il était dirigé par une cohorte de doctrinaires sombres

Qui professait toutes les valeurs opposées à celle des Eléments et leurs alliés

Et comme ceux-ci avaient créés la haine pour perpétuer la mort mais également l’amour pour perpétuer la vie et générer la peine et la souffrance, ils rejetèrent l’un et l’autre

Ainsi que toutes les créations des Eléments

Ils érigèrent un Mur, le Mur de Babel

Un Mur de pierres et roches, comprenant plusieurs murs, l’un autour de l’autre, sept murs en tout, sans aucune porte d’entrée ou de sortie

 

Le Mur de Babel comprenait sept murs infranchissables

Hauts de plusieurs centaines de mètres et au sommet duquel sept passerelles avaient été construites pour relier les uns aux autres

Les murs frôlaient les nuages et étaient si hauts

Que mêmes les géants qu’ils étaient ne pouvaient les franchir

Isolant le peuple de Babel des autres vivants considérés comme des créatures des Eléments et de leurs alliés

Et les doctrinaires sombres imposèrent le rejet de toutes les valeurs considérées comme étant celles des Eléments et leurs alliés

L’amour et la haine, la pitié, la peur, le courage, l’humilité, et le respect

Toutes furent rejetées

Et nul ne pouvait s’en reconnaître

Au risque d’être condamné à errer au sommet des murs

 

Chaque vivant était obligé à rejeter toutes ces valeurs, à n’en professer aucune, à vivre isolé en lui-même tout en vivant dans la communauté des géants de Babel

Les parents ne pouvaient ni aimer ni détester leurs enfants

Les enfants ne pouvaient ni respecter ni blâmer leurs parents

Les amis ne pouvaient s’apprécier

Les ennemis ne pouvaient se détester

Les couples ne pouvaient exister que par et pour la reproduction

Et l’amour ne pouvait unir qui que ce soit

Tout vivant suspecté de s’être abaissé aux valeurs imposées par les Eléments et leurs alliés qui s’appelaient dieux, déesses, prophètes, saints, idoles, justes, héros, bienheureux, élus, augures ou croyants, était exilé au sommet des Murs

Pour l’éternité

 

Les géants vivaient isolés mais en communauté

Les enfants étaient séparés de leurs parents

Les anciens étaient distribués équitablement entre chaque communauté

Les couples étaient choisis de telle manière qu’ils ne puissent ni s’aimer ni se détester

Et si tel était le cas ils étaient séparés

Les réunions étaient interdites car l’attirance ou le rejet pouvaient y émerger

Les seules autorisées concernaient les séances de lectures des dogmes à rejeter, des vices perpétrés et perpétués par les Eléments et leurs alliés, et des lois en vigueur à l’intérieur des enceintes de Babel

 

Chaque communauté était dirigée par un doctrinaire

Les doctrinaires étaient réunis en petits groupes dirigés par un doctrinaire sombre

Il y avait sept doctrinaires sombres

Chacun dirigeait l’ensemble des communautés à tour de rôle mais ne pouvait le faire que trois fois

A l’issue de trois cycles de présidence, chaque doctrinaire sombre était isolé au sommet des murs

Car la vanité était considérée inéluctable

Et la solitude bénéfique

 

Les journées étaient divisées en sept heures

Les mois lunaires étaient divisés en sept semaines

Les années solaires étaient divisées en sept mois

Chaque journée était marquée par la lecture d’une loi de Babel par un doctrinaire

Chaque cycle de sept lectures était marqué une grande lecture de sept lois et commentaires

Chaque mois lunaire était célébré par un séminaire dirigé par un doctrinaire sombre

Chaque année solaire était marquée par une assemblée du peuple de Babel

A l’issue de laquelle les couples étaient séparés puis reconstitués sous des formes nouvelles, les isolés réunis, les anciens répartis dans d’autres communautés, les nouveaux doctrinaires choisis, les anciens exilés

 

La paix régnait à l’intérieur des sept murs de Babel

Mais deux vivants allèrent changer le cours des choses

Pour surmonter les paradoxes de Babel

Et se réunir par delà les contraintes et obligations des doctrinaires sombres

Parce qu’ils s’aimaient

Parce qu’ils avaient compris que les lois de Babel n’allaient pas à l’encontre des Eléments et leurs alliés mais en leur faveur

Que l’ambiguïté et la confusion des doctrinaires sombres leur avaient été suggérées par ceux-là mêmes qu’ils voulaient rejeter

 

Mais au-delà de leur isolement et ce qu’allait être leur apport

Des dangers bien plus importants étaient prévisibles

Car l’isolement n’est jamais autre chose qu’une fuite sans fin

Dont l’issue est inexorable

Et la mort l’alpha et l’oméga

S’annonçait le règne des innommables

Et au-delà celui d’Eus et Nostra

 

 

Demain 45


45.

La situation est pitoyable. Les grands dadais que nous sommes devenus se comportent tels des mules groggies ou des macaques endormis. Nous sommes assis, la trentaine qui reste, un assemblage hétéroclite de désabusés, résignés ou déprimés, au pied d’un dôme immense, au milieu d’une plaine d’éoliennes et de cubes blanc, prise dans une garrigue qui s’ignore. Le vent s’est levé. Je crois qu’on le nommait Mistral, il y a longtemps. Le ciel est d’un bleu cristallin, les nuages s’y déplacent à grande vitesse et parfois tracent des dessins étranges et oppressants. Le soleil est vif mais ne réchauffe guère. Nous avons froid. Nous ne comprenons pas ce qui se passe, nous ne savons pas où nous sommes, et restons totalement impuissants face à cette équation au x inconnues nombreuses.

J’ai fait le tour de ce bout de sphère de verre, opaque jusqu’à une dizaine de mètre de hauteur, et ai compté environ cinq cent pas. Si l’on considère que mes pas doivent faire à peu près quatre-vingt centimètres ceci nous amène à plus ou moins quatre cent mètres de circonférence, donc, si je ne m’abuse, et si Pi demeure Pi, ce qui n’est plus forcément une évidence, cent trente mètres de diamètre, ce qui est conséquent.

Si l’on pousse le raisonnement un peu plus loin, si l’on considère que le dôme que nous apercevons s’enfonce dans le sol, et si l’on anticipe que la courbure que nous voyons n’est pas et de loin s’en faut un demi-cercle mais un simple arc laissant une grande partie de ce volume sphérique enterré, il pourrait s’avérer que le diamètre à la base, à quelques dizaines de mètres sous le sol sur lequel nous posons nos séants malheureux et dépités, la surface enfermée sous ce dôme de verre pourrait être proprement immense, un monde souterrain, une bulle de vie, arpentée, pourquoi pas, par certains de nos contemporains, des dizaines, centaines ou milliers, à l’abri des circonstances extérieures, des privilégiés camouflés à l’abri des fanfaronnades terroristes ou des dérèglements de notre ancien monde virtuel.

Oui, mais voilà, cela nous ne pouvons le savoir car nous sommes si stupides et démunis, la fleur de la fleur, les survivants d’un cataclysme pitoyable, incapable de grimper la dizaine de mètres de verre poli, glissant et opaque pour pouvoir atteindre la partie transparente et y décerner ce qui s’y cache. Nous avons tout essayé. Chacun a tenté quelque chose. Et nous nous sommes toutes et tous comportés tels des imbéciles du plus haut niveau. Celui-ci a fabriqué une échelle faite de brindilles et branches mal ficelées, s’est élevé de deux ou trois mètres pour s’écraser lamentablement sur un buisson de ronces. Celle-là a demandé à deux ou trois autres de s’appuyer sur la surface sphérique, pour supporter une ou deux autres sur les épaules et elle-même au sommet, mais l’entreprise a avorté avec contusions, blessures diverses mais heureusement pas trop graves et cris aigus. Tel autre, moi en l’occurrence, s’est déshabillé, a enduit le verre de résine détroussée à un conifère nain et a tenté de grimper comme il pouvait sur la surface supposée rugueuse suite à un tel traitement mais n’a pu franchir le record des cinq mètres de hauteur établi la veille par une enfant propulsée par son seul courage. Toutes et tous ont échoué et sont retombés sur le sol caillouteux et aride de l’endroit, le cœur lourd, la peau déchirée, les os meurtris, et le courage anéanti.

Il doit y avoir des dizaines de manière imaginables de gravir ces dix mètres, observer ce qui se cache sous cette soucoupe de verre, peut-être rien après tout, peut-être tout, et dans ce dernier cas de briser le verre et se glisser à l’intérieur. Si les ordinateurs fonctionnaient encore ils nous fourniraient une solution immédiate, voire trois, sept ou soixante et onze. Mais ils se sont éteints et avec eux notre intelligence et, plus encore, ce qu’il nous restait d’humain.

Nous sommes assis et restons silencieux. Mélanie a suggéré que nous attendions que la nuit tombe et qu’à ce moment-là nous devrions découvrir fort simplement si oui ou non il y a de la vie sous ce verre, en tout cas s’il y a quelque chose qui y ressemble. McLeod lui a dit que cela lui paraissait une mauvaise idée car si tel était le cas ce serait encore plus frustrant puisque nous serions alors convaincu de l’existence d’une vie à quelques mètres de distance tout en étant tout à fait incapable de la rejoindre. Betty a proposé que l’on jette des cailloux sur le verre pour attirer l’attention de celles ou ceux qui se cachent en dessous. Léa a rétorqué que ceux qui se cachaient en cet endroit n’allaient certainement pas au simple bruit d’un ridicule cailloux procéder à l’ouverture de portes cachées en disant chers réfugiés, soyez la bienvenue. Frank, un gamin d’une douzaine d’année s’est esclaffé puis soudainement plus sombre a noté que peut-être les occupants de ces lieux pourraient sortir avec kalachnikovs en bandoulière. Son amie, Jenny je crois, lui a tenu la main fermement, et a suggéré qu’il pourrait s’agir d’une forme de vie inconnue ce qui a effrayé d’autres enfants à proximité. Je me suis contenté de rappeler que le sol paraissait solide, qu’il n’y avait aucune trace de pas ni de voie de communication et qu’en conséquence on pouvait exclure l’ouverture d’une quelconque porte. Le danger n’était pas énorme ; rien ne nous empêche d’attendre quelques heures. Il n’y a probablement rien là-dessous, pas plus qu’il n’y a quoi que ce soit dans ces cubes blancs. Mais attendons la nuit. Nous verrons bien.

Nous sommes assis au pied du dôme de verre, de manière un brin ridicule et attendons, Godot ou qui que ce soit, cela importe peu, nous attendons. Nous verrons bien, ou rien. Après tout, nous avons l’habitude.   

Demain 44


44.

La journée des espoirs et déceptions. Une longue et lente journée, martelée par l’incapacité qui est la nôtre de surmonter le problème le plus anodin.

Où donc sont les solutions toutes faites d’antan ? Où donc sont les réponses instantanées du bateau ivre qu’aura été notre beau monde virtuel ?  Tout était là, dans un millimètre cube à peine, greffé dans nos épidermes, sous nos ongles, dans les amalgames de nos dents, invisibles mais puissants, nous donnant accès à tout ce que nous cherchions avant même d’avoir exprimé le souhait de le faire. Le réveil était doux, il pleuvait ? Nous le savions avant même que les volets virtuels ne se lèvent, avec mention des températures et humidité prévues ici et ailleurs, les vêtements étaient instantanément proposés sur la table d’habillage, les doses essentielles de sels minéraux et vitamines nécessaires intégrées dans nos organismes sans avoir à le demander par pastilles mensuelles ou annuelles autorégulées interposées, le petit-déjeuner était confectionné dans la salles de aliments avec choix possible enter plusieurs plateaux chacun adapté aux circonstances météorologiques, au programme de travail individuel, semi-collectif et collectif, aux anticipations gouvernementales et j’en passe. Tout était prévu. Tout.

Lorsque nous souhaitions ouvrir un livre virtuel, tout était référencé à l’unisson, les choix proposés en fonction des lectures antérieures, des circonstances extérieures et intérieures, des situations à prévenir ou guérir et dieu sait quoi d’autre. Un étudiant posait-il par visioconférence une ou plusieurs questions, probablement suggérées par quelque programme généralisant, que les systèmes virtuels qui étaient les miens se mettaient-ils à me proposer des dizaines de références essentielles, des cas pratiques, des exemples essentiels, des propositions de réponses adaptées à mon environnement et mes habitudes, des textes parallèles et connexes, tout était disponible, rien n’était laissé à l’ombre de nos distractions.

Les rares fois où nous nous étions amenés à nous promener, le monde était déchiffré pour nous et la peur qui était toujours la nôtre d’un attentat, d’une agression ou d’une catastrophe naturelle, était contenue par des assistances virtuelles omniprésentes qui nous parlaient par électrodes interposées Les Lilas sont inaccessibles aujourd’hui, prends par Maastricht puis Redon. Retrait des commandes de Neustrie à chez Léla sur la droite à vingt mètres. La personne sur le parvis est Nelliface Durmont-Joly, 42 ans, divorcée, trois enfants, inaccessible, passe ton chemin. L’engin électromagnétique à l’arrêt a onze heures est en panne et attente des services de sécurité du Ministère de l’ordre public, du bonheur et de la sainte joie aimable qui devrait déboucher sur l’avenue Gilberte Sand dans vingt-trois secondes. Le ciel est dégagé mais un nuage de catégorie III devrait cacher le soleil dans 35 secondes pour une durée approximative de douze minutes ce qui implique la fermeture du gilet superficiel. A toi. Merci. Le bâtiment à une heure est partie intégrante de l’ancien complexe Immarstien Xv reprenant de manière post-kitshéienne les principales tendances de cette époque. Si tu souhaites en savoir plus me le dire maintenant. Entre chez Léla et ne demande pas des nouvelles de son mari qui vient d’être envoyé en polyclinique pour traitement anti-dépresseur suite à des incartades trop poussées avec des semi prostituées en dehors des périodes communément admises. Par contre demande si sa mère va bien ce qui est le cas. Elle te parlera de tes étudiants mais n’insiste pas trop en raison des complexes expliqués avant-hier. Pour te rappeler ce q’il en est me le dire maintenant…

Tout cela a disparu. Nous ne saurions même plus où se trouvent les Lilas, Maastricht ou Redon sans parler du reste… Nous avons passé la matinée dans un paysage irréel, une plaine immense avec des arbustes jaunis, de l’herbe haute, des axes de communication noirs et beaux, le fleuve bien régenté par des berges lisses et jaunes et surtout, des dizaines de gigantesques éoliennes, des cubes blancs similaires à celui d’hier et un dôme translucide en plein milieu. Nous avons regardé tout cela de manière parfaitement interloquée, ne comprenant pas de quoi il s’agissait. Aucune voix, aucun signal personnel pour nous indiquer ce que nous découvrions, nous fournir des explications de base, pour éclaircir ce qui devait l’être, nous prévenir des dangers éventuels, rien, absolument rien, un néant angoissant et détestable.

Pour la première fois depuis longtemps, pétri par une peur détestable et un sentiment détestable d’abandon, d’impuissance, de désespoir, je me suis laissé aller à une profonde colère. Je me suis précipité vers le premier cube ai couru autour sans rien voir ni comprendre, ai insulté ceux ou celles qui l’avaient bâti, ai hurlé des mots abjects, ai jeté des cailloux sur les parois lisses et sourdes et me suis précipité vers les éoliennes. Les pales tournaient de manière mécaniques et inhumaines. J’ai hurlé que ces putains de conneries d’éoliennes devaient probablement produire une putain d’électricité alimentant des putains de convertisseurs, batteries et générateurs le tout reliés à des putains de moteurs et cerveaux électroniques. Alors ils sont où ces putains de bordel d’ordinateurs, ils sont où ? Et merde ! J’ai tapé avec des blocs de calcaire sur des boites blanches qui n’ont esquissé aucun mouvement, n’ont pas succombé, n’ont pas murmuré, n’ont pas réagi et sont restées inertes, totalement silencieuses. J’ai bousculé McLeod et Betty qui se trouvaient à mes côtés, ai repoussé l’enfant d’hier qui me prend stupidement pour son père et reste collé à mes basques, et ai grimpé à l’échelle de l’éolienne, jusqu’à ce que je me rende compte qu’il n’y avait rien nulle part, que le paysage était totalement uniforme fait de cubes blancs, d’éoliennes et d’une immense coupole un peu plus loin, que j’avais un vertige à assassiner des taureaux à mains nues, et que je ne pouvais rien entreprendre de particulier de cet endroit. Je suis redescendu avec peine, me suis cognés aux arceaux de sécurité à maintes reprises. Ai à nouveau hurlé des jurons ridicules. Ai suivi les câbles qui s’enfouissaient mais n’ai rien pu faire de plus que de remuer de la terre ou de la poussière, me suis précipité vers un autre cube de dix mètres de côté puis un autre d’une quinzaine de mètres, n’ai rien trouvé d’autre ou de différent. Puis me suis joins à ceux qui se précipitaient vers l’énorme dôme. Là encore, rien d’autre qu’une paroi lisse et froide, translucide mais seulement à partir d’une dizaine de mètres de hauteur, inaccessible, pour le reste un mur opaque, et McLeod qui s’est mis à ramper sur la paroi pour tenter de grimper puis a glissé piteusement, ridiculement, à en pleurer de rire. Et moi de faire de même. Et les autres également, des araignées grotesques et minables qui glissaient au bout de trois ou quatre mètres. Le gosse mentionné auparavant a fait un peu mieux, cinq mètres avant de tomber sur le côté et pleurer à en perdre la raison.

Mélanie a hurlé, nous enjoignant d’arrêter, de réfléchir avant d’agir, mais nous ne l’écoutons plus, elle-même ne s’écoute plus, elle a également tenté d’escalader la voûte avant de retomber en pleurant et se lovant sur le sol en position fœtale tel un mammifère disgracieux.

Epuisé, nous l’avons rejoint, nous sommes assis en cercle. Nous avons hurlé ou pleuré, c’est selon, avant de nous enfermé dans les parois absurdes de nos cerveaux ankylosés. Il n’y a plus d’espoir. Plus rien. Nous avons peur. Nous sommes en colère. Nous ne comprenons rien ni à cette panne absurde, ni aux milliers de morts, ni aux fous qui hurlent des dieux qui se fichent de tout, ni aux cubes, ni aux non droits aux sourires narquois, ni aux éoliennes qui fonctionnent à vide, ni au dôme, ni au reste. Nous sommes au bout d’un tunnel sans lumière. Il n’y plus d’amour à Saint-Germain les prés. Je ne sais pas pourquoi je dis cela. Laissez-moi pleurez tranquillement. Fichez-moi la paix. Laissez-moi…           

Demain 43


Un cube blanc… Un énorme cube blanc… Planté en plein milieu d’un pré aux herbes hautes… La surface de chacun des côtés est totalement lisse, blanche et immaculée. Aucune entrée  n’est visible, aucun bruit n’est perceptible. Une incongruité au milieu du paysage. La matière est une sorte de carbone parfaitement froid et poli, une sorte de verre extrêmement solide et parfaitement opaque.

McLeod a essayé d’escalader l’objet prétendant qu’une entrée pouvait se cacher au sommet du cube. Nous l’avons laissé faire dans ses tentatives grotesques et scabreuses. Il est tombé plusieurs fois à terre, lamentablement, le front en sang et la clavicule disloquée. Léa, Nelly, une de ses nouvelles amies et Michel ont proposé de le soigner mais plus dépité que jamais il a refusé et s’est éloigné de notre groupe pour ruminer sa colère. Mélanie a haussé les épaules. J’ai rapidement oublié son existence pour me concentrer sur la déception qui m’a envahie après avoir découvert que ce bâtiment, objet de nos fantasmes depuis plusieurs heures, ne nous serait d’aune utilité.

Etant donné sa forme particulière nous songions bien évidemment qu’il pouvait s’agir là d’une construction récente et destinée à quelque but très spécifique et important et qu’en conséquence il pouvait y avoir des représentants des anciennes autorités, invisibles depuis l’arrêt de notre monde, ou que des forces de sécurité pouvaient y avoir été déployées, ou encore que ses caractéristiques particulières, un cube de 10 mètres de côté, parfaitement blanc, en faisait un centre de ventes ou d’échanges de biens prisés par les membres de la nomenklatura. Mais rien de tel. Personne ne s’est aventuré en cet endroit depuis plusieurs semaines comme en témoigne la hauteur des herbes. Pas de véhicules magnétiques ou téléportés aux alentours, pas même de parking, pas de route ou chemin n’y aboutissant. Quelque ait pu être la destination de ce cube elle ne devait pas impliquer la présence de nombreux humains, en tout cas au dehors de l’objet.

Nous sommes restés en cet endroit pour la nuit espérant encore quelque miracle, que la chose se mette à émettre des sons ou des lumières, devienne un orifice translucide à la faveur de l’obscurité, un cube blanc à quoi ou qui devait peut-être correspondre un trou noir, une possibilité de se déplacer de cet endroit à n’importe quel autre endroit sur cette planète ou ailleurs, mais bien entendu ceci est resté au niveau purement conceptuel. Un enfant dont le nom m’échappe est venu me prendre par la main et m’a demandé d’approcher de la paroi. J’ai retenu ma respiration envisageant que soudainement la paroi lisse et métallique se transforme sous la simple pression d’une main d’enfant en rideau soyeux et transparent. Bien entendu, tel n’a pas été le cas. Ce cube blanc est demeuré tel.

Au milieu de la nuit, alors que certains dormaient et d’autres cauchemardaient éveillés, j’ai parlé, un peu, avec Betty qui curieusement s’était appuyée contre moi. Je lui ai confié mes espérances déçues et elle les siennes. Bien entendu, il s’agissait des mêmes. Peu d’originalité de la part d’individus habitués durant des décennies à ne pas s’écarter des chemins battus. Nous sommes aussi peu subtils, nuancés et différents, qu’une armée de tortues. Après avoir écouté ses craintes et elles les miennes, nous avons échangés des signes d’humanité, mais sans conviction particulière, de la part d’individus trop effrayés pour que cela ne soit autre chose qu’un effort un peu vain de décontraction ou décompression. Ceci n’a pas duré plus de quelques minutes, un effort illusoire et pitoyable pour espérer retrouver des racines humaines, mais ceci n’a pas été foncièrement différent de la danse la plus simplette qu’un batracien timoré aurait pu essayer d’esquisser pour satisfaire ses besoins les plus primaires.

Nous nous sommes endormis avec la conscience très ferme d’être tombés au degré le plus bas de l’humain, une sorte d’impasse de laquelle nous ne pourrons ou saurons jamais nous extraire. Incapables d’anticiper le moindre problème, d’initier la moindre réflexion particulière, de surmonter les difficultés les plus anodines, nous ne sommes plus que des pions maintenant que les machines virtuelles ont cessé de fonctionner.

Au réveil, nous avons replié nos affaires, ce qui a été très rapide, assurément, mangé quelques barres de céréales chocolatées, un grand luxe, des fruits, quelques feuilles et des poignées de raisins secs et nous sommes repartis vers le sud, cette vague direction devenue dans notre inconscient collectif symbole d’espoir et de lendemains qui chantent. Lorsque nous avons longé le cube blanc, aucun d’entre nous, pas même Mélanie, n’a cherché à savoir ce qui se cachait à l’intérieur ou quelle était sa destination, la curiosité nous a abandonné, nous abandonnons imperceptiblement notre condition d’humains. Peut-être n’est-ce pas un phénomène nouveau mais l’aboutissement d’un processus fort lent et long, débuté à l’aube de l’humanité et s’achevant avec elle, un appauvrissement sans espoir de rédemption, une lente extinction, jusqu’à ce que le dernier des humains cesse d’exister dans l’indifférence générale au même titre que les millions d’autres espèces ayant disparu avant lui et les millions d’autres à venir, un moment sans importance, au milieu d’un gué dont tout le monde se fiche, une aberration appelée à se résorber d’elle-même, faites vos bagages et disparaissez on vous a assez vu, il y a d’autres cons qui suivent et on fatigue d’avance, dit peut-être le prophète, allez savoir, ce ne serait pas vraiment un problème si au-delà de l’inéluctable il n’y avait la souffrance individuelle, ces instants espérons-le très brefs durant lesquels chacun fait sa valise dans des convulsions et douleurs indescriptibles, je suis las, tellement las, affreusement las, un acteur ayant joué trop de fois la même pièce, englué dans les mêmes quiproquos, les mêmes situations grotesques et pénibles, éprouvant les pires difficultés à articuler des mots et des phrases autres que celles apprises avec précaution et répétées avec ivresse au début, résignation ensuite, et dégoût, à la fin. Je voudrais faire ma révérence mais je n’en ai pas le courage, il me reste ce minuscule zeste d’espoir, si ténu qu’il ferait rire une planche, mais suffisant pour me faire avancer. Je pense que ceci est très humain.