Des temps qui finissent enfin par se rejoindre et de la fin de cette étape de notre errance
Le temps des autres et notre temps se sont rattrapés. Finalement. Quand ? Je ne sais pas, nous dormions.
Leur temps progressait très rapidement, une de leur journée s’inscrivait dans dix de nos minutes, soixante minutes par heure, vingt-quatre heures par jour, faites le calcul, assez simple finalement, 144 de leurs journées en 1 des nôtres, une de nos semaines, 2 de leurs années, un de nos mois, dix ans chez eux, nous avons vécu moins d’une saison dans une pièce assez étroite mais nullement inconfortable, eux, ou elles, ont vécu des sommes de vies, de morts, d’émotions et passions, de tristesses et bonheurs enchevêtrés pour le meilleur et le pire, nous avons ployé sous le joug de notre incompréhension et de la banalité du temps, de l’implacable accumulation des minutes et des jours, eux, ou elles, ont vu des mondes s’effondrer, des vies basculer, des enfants naître et s’épanouir jusqu’aux portes de l’adolescence, des retraités s’avancer fièrement dans un monde nouveau pour se confronter aux affres de la maladie, de la vieillesse et de la mort, le poirier du voisin est passée d’arbrisseau à bel arbre mâture cinglant ses branches vers votre jardins que vous aviez plus ou moins laissé à l’abandon entre votre divorce, votre remariage et la naissance des deux premiers enfants de votre deuxième ou troisième lit, tout s’est ébloui, épanoui, élancé puis s’est à nouveau heurté aux mêmes défauts de ce monde si fuyant et délicat, ces contradictions qui vous enserrent, ces basculements que vous n’arrivez pas à gérer, ces sensations qui vous trahissent, ces défauts qui sont les vôtres, et les siens, et les leurs, et les nôtres… les nôtres, pas tant que cela, nous sommes restés de l’autre côté, là où le temps s’écoule si lentement que pour atteindre la mer la goutte d’eau met des années, des amoncellements de temps, des citadelles de temps qui se construisent pour rester une face à l’éternité et terminent en ruines pour l’éternité, nous avons progressé à notre vitesse très lente, sans rien dire de particulier, sans subir d’émotions essentielles ou paradoxales, nous n’avons fait que vivre un pan très réduit de notre vie dans un pan très étroit d’un réduit de votre vie à vous, à eux ou à elles.
Mes amis ont disserté sur les sujets qui les passionnent, j’ai parlé de tout ce que je ne comprends pas, j’étais le plus bavard.
L’autruche volante flottante et trébuchante a conté des contes et chanté des chants dont nous n’avons pas réussi à saisir le moindre sens, mais ceci n’est pas grave, c’est ainsi que sa vie est, nous ne sommes que des spectateurs, parfois admirateurs, restent ses phrases qui trahissent un monde que nous ne soupçonnons pas, pas le moins du monde, il n’y a plus d’amour à Saint-Pétersbourg, la Seine coule sur le pont Mirabeau et à l’aube nous serons à Harfleur, car le cormoran se couche sur le dormeur du val, et les ciels de Van Gogh rejoignent ceux de Turner dans un après qui n’est plus avant, et le vert n’est pas bleu car le rouge s’est mêlé de tout cela, et le ciel n’est plus et le sang se met dans les griffes du tigre et nous pleurons car les pleurs nous restent quand le reste n’est plus que souvenir, et nous pensons à vous plutôt que l’inverse, car l’inverse nous ne garantissons pas, et ceci ne nous regarde pas mais nous rassure, plutôt que recevoir songez à donner, et ainsi de suite, des mots accrochés aux murs de notre logis sombre et silencieux, à peine perturbés par les plaintes des trois pingouins amateurs de Piero della Francesca, se demandant pour la dix-mille et unième fois où, quand et comment ils parviendront à atteindre Arezzo et décréter l’indépendance de la chapelle du maître de la renaissance.
Nous avons dérivé dans notre temps à nous, notre parenthèse, laissant les accents de nos rêves et espoirs s’entrecouper et se mélanger, avec un Yéti anarchiste dépité de ce que la révolution ne se fasse jamais, que quoi que les malheurs puissent être jamais les puissants n’y perdent leur superbe et jamais les écrasés n’y gagnent le respect, tout entier perdu dans l’alcool de l’oppression, le gargarisme des masses, les vapeurs de la consommation, les ivresses des miettes qu’on leur laisse et qu’ils adorent et ainsi de suite, et ce pauvre Yéti de pleurer de grosses larmes de déprimé constamment confronté à son sort las et triste celui d’un visionnaire ayant toujours raison dans un monde sourd à ses vocalises, avec également un brave et bon extincteur fort sage assis en tailleurs dans son coin, écoutant les voix de son inconscient et de son âme, nous rappelant que la sagesse est le tronc de l’arbre, la pétale de la fleur, la plume de l’oiseau ou l’œil de la mouche, que la beauté s’y tient là éternellement sans que jamais nous ne la trouvions. Nous avons ainsi dérivé jusqu’à ce que notre récif se heurte non pas à un récif mais à un ponton de bois et de cordes.
Nous sommes en effet sortis de cette antichambre de je ne sais trop quoi ce matin, à l’aube de votre et notre temps, enfin réconciliés.
La porte s’est ouverte, un juge à chapeau vert et doré est entré, s’est tenu droit au-devant de deux personnes vêtues de noir, et a lu un texte qui disait à peu près ceci : ‘Par la force des institutions du droit, de la liberté, de la joie et de l’ordre incarné, au nom de la pérennité des choses et du temps, conformément aux dispositions du préambule de l’acte institutif de nos institutions et constitutif de notre loi suprême, compte tenu de votre décision irrévocable et intangible visant à exercer sur vous-mêmes le diktat d’une grève de la faim de plusieurs années sans que quiconque ou quelque représentant de nos institutions n’y puisse mais, tenant compte des impératifs de notre société dont les tenants et les aboutissants sont bonheur et paix, le tribunal des forces majeures et mineures, unies dans la même destinée et compassion, a rendu un avis obligatoire duquel il ressort que, premièrement, vous êtes immédiatement rendus aux forces de la joie et de la liberté, deuxièmement, vous êtes priés en échange de cette gratification de déclarer solennellement et spontanément votre décision d’arrêter votre grève de la faim, troisièmement, vous êtes enjoints de bien vouloir quitter notre ville par la porte orientale et de vous engager à ne plus y revenir même si, premièrement, une inondation, deuxièmement, un incendie, troisièmement, un tremblement de terre, quatrièmement, un accès de fièvre jaune, cinquièmement, un besoin de humer l’air de notre belle et bonne ville, venaient à se déclarer isolément ou collectivement, par la foi de ce que dieu nous enjoint et la bonté de nos âmes vous dictent, pour qui de droit ou fait, par devant vous et derrière les murs de ce qui est votre tout, moi, les autres, nous et vous, sommes ainsi unis dans l’irrémédiabilité de la décision qui est la nôtre, fait en ce jour des réticences absolues, le troisième du mois de Ventôse, de l’an 434.’
Il s’est retourné, est reparti vers le couloir sans autre parole.
Les services du centre d’incarcération où nous trouvions nous ont accompagnés vers ladite porte orientale et après avoir dépassé le dernier hameau qui se trouvait au-delà du signal de sortie de l’agglomération nous ont laissé au bord de la route en tirant trois coups de feu en l’air, façon de nous rappeler que le monde qui est le leur, même si le temps qui y prévaut s’écoule désormais à la même vitesse que le nôtre, ne sera jamais le nôtre.
Nous ne saurons jamais ce qui est survenu voici quelques mois, la grande catastrophe, au sujet de laquelle nous avons déclaré notre responsabilité et culpabilité solennelle et unique, suivant ainsi l’exemple du grille-pain existentialiste qui soit dit en passant à repris sa place sur mon épaule droite.
Les choses ont repris leurs cours et au moment où je vous parle nous venons d’apercevoir les silhouettes réconfortantes de Maria au regard si profond que je rêve de m’y perdre à nouveau, de la jeune femme à l’imperméable rouge et de la machine à gaz à tendances politiciennes.
Le monde va reprendre son cours, le temps va cesser sa dérive, nous allons réapprendre une vie dont l’errance est remarquable. Je me réjouis.