Des temps qui finissent enfin par se rejoindre et de la fin de cette étape de notre errance


Des temps qui finissent enfin par se rejoindre et de la fin de cette étape de notre errance

 

 

Le temps des autres et notre temps se sont rattrapés. Finalement. Quand ? Je ne sais pas, nous dormions.

 

Leur temps progressait très rapidement, une de leur journée s’inscrivait dans dix de nos minutes, soixante minutes par heure, vingt-quatre heures par jour, faites le calcul, assez simple finalement, 144 de leurs journées en 1 des nôtres, une de nos semaines, 2 de leurs années, un de nos mois, dix ans chez eux, nous avons vécu moins d’une saison dans une pièce assez étroite mais nullement inconfortable, eux, ou elles, ont vécu des sommes de vies, de morts, d’émotions et passions, de tristesses et bonheurs enchevêtrés pour le meilleur et le pire, nous avons ployé sous le joug de notre incompréhension et de la banalité du temps, de l’implacable accumulation des minutes et des jours, eux, ou elles, ont vu des mondes s’effondrer, des vies basculer, des enfants naître et s’épanouir jusqu’aux portes de l’adolescence, des retraités s’avancer fièrement dans un monde nouveau pour se confronter aux affres de la maladie, de la vieillesse et de la mort, le poirier du voisin est passée d’arbrisseau à bel arbre mâture cinglant ses branches vers votre jardins que vous aviez plus ou moins laissé à l’abandon entre votre divorce, votre remariage et la naissance des deux premiers enfants de votre deuxième ou troisième lit, tout s’est ébloui, épanoui, élancé puis s’est à nouveau heurté aux mêmes défauts de ce monde si fuyant et délicat, ces contradictions qui vous enserrent, ces basculements que vous n’arrivez pas à gérer, ces sensations qui vous trahissent, ces défauts qui sont les vôtres, et les siens, et les leurs, et les nôtres… les nôtres, pas tant que cela, nous sommes restés de l’autre côté, là où le temps s’écoule si lentement que pour atteindre la mer la goutte d’eau met des années, des amoncellements de temps, des citadelles de temps qui se construisent pour rester une face à l’éternité et terminent en ruines pour l’éternité, nous avons progressé à notre vitesse très lente, sans rien dire de particulier, sans subir d’émotions essentielles ou paradoxales, nous n’avons fait que vivre un pan très réduit de notre vie dans un pan très étroit d’un réduit de votre vie à vous, à eux ou à elles.

 

Mes amis ont disserté sur les sujets qui les passionnent, j’ai parlé de tout ce que je ne comprends pas, j’étais le plus bavard.

 

L’autruche volante flottante et trébuchante a conté des contes et chanté des chants dont nous n’avons pas réussi à saisir le moindre sens, mais ceci n’est pas grave, c’est ainsi que sa vie est, nous ne sommes que des spectateurs, parfois admirateurs, restent ses phrases qui trahissent un monde que nous ne soupçonnons pas, pas le moins du monde, il n’y a plus d’amour à Saint-Pétersbourg, la Seine coule sur le pont Mirabeau et à l’aube nous serons à Harfleur, car le cormoran se couche sur le dormeur du val, et les ciels de Van Gogh rejoignent ceux de Turner dans un après qui n’est plus avant, et le vert n’est pas bleu car le rouge s’est mêlé de tout cela, et le ciel n’est plus et le sang se met dans les griffes du tigre et nous pleurons car les pleurs nous restent quand le reste n’est plus que souvenir, et nous pensons à vous plutôt que l’inverse, car l’inverse nous ne garantissons pas, et ceci ne nous regarde pas mais nous rassure, plutôt que recevoir songez à donner, et ainsi de suite, des mots accrochés aux murs de notre logis sombre et silencieux, à peine perturbés par les plaintes des trois pingouins amateurs de Piero della Francesca, se demandant pour la dix-mille et unième fois où, quand et comment ils parviendront à atteindre Arezzo et décréter l’indépendance de la chapelle du maître de la renaissance.

 

Nous avons dérivé dans notre temps à nous, notre parenthèse, laissant les accents de nos rêves et espoirs s’entrecouper et se mélanger, avec un Yéti anarchiste dépité de ce que la révolution ne se fasse jamais, que quoi que les malheurs puissent être jamais les puissants n’y perdent leur superbe et jamais les écrasés n’y gagnent le respect, tout entier perdu dans l’alcool de l’oppression, le gargarisme des masses, les vapeurs de la consommation, les ivresses des miettes qu’on leur laisse et qu’ils adorent et ainsi de suite, et ce pauvre Yéti de pleurer de grosses larmes de déprimé constamment confronté à son sort las et triste celui d’un visionnaire ayant toujours raison dans un monde sourd à ses vocalises, avec également un brave et bon extincteur fort sage assis en tailleurs dans son coin, écoutant les voix de son inconscient et de son âme, nous rappelant que la sagesse est le tronc de l’arbre, la pétale de la fleur, la plume de l’oiseau ou l’œil de la mouche, que la beauté s’y tient là éternellement sans que jamais nous ne la trouvions. Nous avons ainsi dérivé jusqu’à ce que notre récif se heurte non pas à un récif mais à un ponton de bois et de cordes.

 

Nous sommes en effet sortis de cette antichambre de je ne sais trop quoi ce matin, à l’aube de votre et notre temps, enfin réconciliés.

 

La porte s’est ouverte, un juge à chapeau vert et doré est entré, s’est tenu droit au-devant de deux personnes vêtues de noir, et a lu un texte qui disait à peu près ceci : ‘Par la force des institutions du droit, de la liberté, de la joie et de l’ordre incarné, au nom de la pérennité des choses et du temps, conformément aux dispositions du préambule de l’acte institutif de nos institutions et constitutif de notre loi suprême, compte tenu de votre décision irrévocable et intangible visant à exercer sur vous-mêmes le diktat d’une grève de la faim de plusieurs années sans que quiconque ou quelque représentant de nos institutions n’y puisse mais, tenant compte des impératifs de notre société dont les tenants et les aboutissants sont bonheur et paix, le tribunal des forces majeures et mineures, unies dans la même destinée et compassion, a rendu un avis obligatoire duquel il ressort que, premièrement, vous êtes immédiatement rendus aux forces de la joie et de la liberté, deuxièmement, vous êtes priés en échange de cette gratification de déclarer solennellement et spontanément votre décision d’arrêter votre grève de la faim, troisièmement, vous êtes enjoints de bien vouloir quitter notre ville par la porte orientale et de vous engager à ne plus y revenir même si, premièrement, une inondation, deuxièmement, un incendie, troisièmement, un tremblement de terre, quatrièmement, un accès de fièvre jaune, cinquièmement, un besoin de humer l’air de notre belle et bonne ville, venaient à se déclarer isolément ou collectivement, par la foi de ce que dieu nous enjoint et la bonté de nos âmes vous dictent, pour qui de droit ou fait, par devant vous et derrière les murs de ce qui est votre tout, moi, les autres, nous et vous, sommes ainsi unis dans l’irrémédiabilité de la décision qui est la nôtre, fait en ce jour des réticences absolues, le troisième du mois de Ventôse, de l’an 434.

 

Il s’est retourné, est reparti vers le couloir sans autre parole.

 

Les services du centre d’incarcération où nous trouvions nous ont accompagnés vers ladite porte orientale et après avoir dépassé le dernier hameau qui se trouvait au-delà du signal de sortie de l’agglomération nous ont laissé au bord de la route en tirant trois coups de feu en l’air, façon de nous rappeler que le monde qui est le leur, même si le temps qui y prévaut s’écoule désormais à la même vitesse que le nôtre, ne sera jamais le nôtre.

 

Nous ne saurons jamais ce qui est survenu voici quelques mois, la grande catastrophe, au sujet de laquelle nous avons déclaré notre responsabilité et culpabilité solennelle et unique, suivant ainsi l’exemple du grille-pain existentialiste qui soit dit en passant à repris sa place sur mon épaule droite.

 

Les choses ont repris leurs cours et au moment où je vous parle nous venons d’apercevoir les silhouettes réconfortantes de Maria au regard si profond que je rêve de m’y perdre à nouveau, de la jeune femme à l’imperméable rouge et de la machine à gaz à tendances politiciennes.

 

Le monde va reprendre son cours, le temps va cesser sa dérive, nous allons réapprendre une vie dont l’errance est remarquable. Je me réjouis.

 

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Des motivations sous-tendant la fuite des miséreux et de la réapparition du grille-pain dépressif


Des motivations sous-tendant la fuite des miséreux et de la réapparition du grille-pain dépressif

Le paysage est dantesque.

Une file interminable d’individus, silencieux, morne, tristes, désemparés, marchant lentement, portant des sacs ou valises, trainant des enfants eux-mêmes silencieux, ce qui est contradictoire par définition, entourés d’animaux de compagnie au regard hébété, une immense cohorte de civils marchant les uns derrière les autres sur un terrain comprimé, compressé, boueux et dévasté, de la végétation éparse et d’essence diverse, des objets multiples emboités les uns dans les autres sans ordre ni logique, un ciel noir, sans lune, mais avec trois soleils qui parfois apparaissent derrière des vitres sombres mais n’éclairent et ne chauffent personne, le seul son qui se répercute dans nos tympans est celui des pas qui frôlent le sol.

Je suis avec Bob, l’un des trois pingouins amateurs de Piero della Francesca, et nous essayons tant bien que mal de retrouver nos amis disparus ou égarés ou autre, nous essayons également mais sans succès de comprendre ce qui s’est passé dans ce pays dévasté aux trois soleils blancs.

Le pingouin vole par-ci par-là et appelle ses frères ou sœurs, je ne sais même pas qui est qui dans cette troïka particulière, mais sans réponse. Il passe d’un chien à un chat et d’un chat à un rat non point pour leur demander s’ils ont vu un ou deux pingouins voire un Yéti ou un extincteur, non pas du tout, mais pour essayer de déterminer s’il ne pourrait s’agir d’un pingouin déguisé en un autre animal. Tout cela ne l’amène nulle part mais le conduit à jurer très souvent et insulter ces pauvres passants ce dont ils n’ont pas vraiment besoin.

Pour ma part, j’ai passé les dernières heures à interroger les uns et les autres mais n’ai obtenu que des réponses obscures, vagues, abstraites, ne conférant qu’une faible lueur sur ce qui a pu se passer. Je pensais qu’il y avait eu une compression des villes et lacs d’Arezo, Arreso, Arezzo et Areso, mais ce n’est pas tout à fait ce que j’ai entendu.

Je vous livre les réflexions entendues à charge pour vous d’en déterminer le sens exact :

« Ils nous ont dit de partir, le ciel était noir, il fallait partir, tout de suite ou jamais, le grand sac s’approche, la mort est proche…

« Les terres étaient brulées, le soleil a explosé en trois, les ondes et nuées étaient trop fortes et risquaient de revenir…

« Les monstres ailés se sont jetés sur nous, ont tué et massacré tout ce qui se présentait à portée de leurs jets, nous nous sommes calfeutrés mais nous avons eu peur qu’ils ne reviennent…

« Nous avons attendu les instructions du département de la santé, de la culture et du ravissement des mœurs et de l’intelligence mais comme rien ne venait nous avons décidé de nous joindre à la file qui s’étendait déjà sur des kilomètres…

« D’après la directive suprême xc/j/6 nous avons obligations en tant que sous-leaders de catégorie 7 de nous joindre aux flots de civils lorsqu’il dépasse la masse critique de coefficient 5, ce qui était le cas avant-hier matin, pour assurer la transparence, le lien entre moralistes et combattants…

« Lorsque le troisième soleil s’est levé nous avons demandé aux autorités de préciser s’il était normal que l’on soit ainsi passé d’un à trois astres lumineux en un laps de temps de 24 heures. Les autorités principales, supérieures et magnanimes ont alors immédiatement établi une ligne téléphonique opérant 24 heures sur 24 heures relayant les délibérations d’un comité de coordination de sous-groupes d’alerte d’urgence en cas de dommages potentiellement irréparables. En l’attente de l’établissement de l’ordre du jour de la réunion du premier desdits sous-groupes dont la présidence a été allouée au neveu du guide supérieur et suprême moralisateur de notre région nous avons préféré rejoindre la cohorte noire…

« Les oiseaux sont partis, les chiens se sont tus, les chevaux étaient nerveux, les bêtes étranges, les nuages en contresens, les vieux nous ont dit de les quitter pour qu’ils puissent dire au revoir à leur terre. Nous les avons écouté car c’est ainsi que les choses sont… »

Je ne sais ce que tout cela signifie. Ces mondes compressés, écrasés, soumis au diktat de quelques-uns et la croyance en une divinité trop humaine, une arrogance de civilisés pour qui tout est bon et tout est nécessaire et tout à un prix… Franchement, je m’y perds.

J’ai cherché partout mes amis, Maria au regard si profond dont la sérénité me manque tant, l’autruche volante, flottante et trébuchante, cette fichue machine à gaz rondouillarde à tendances politiciennes dont les affirmations abracadabrantes ont un aspect rassurant dans leur profonde hypocrisie, l’extincteur fort sage et lucide, ce bon et brave vieux yéti anarchiste et révolutionnaire.

Tous me manquent.

Le seul aspect positif de cette journée et qu’en fouillant mes affaires à la recherche de ses frères et/ou sœurs Bob le pingouin a découvert le fil électrique dont je vous ai souvent parlé et, le branchant au hasard à d’autres composants et résistances électriques qui trainaient a créé une sorte de chose dont l’aspect extérieur ressemble à ce grille-pain dépressif qui fut un jour notre ami. Si cette chose se mettait à marcher puis parler et enfin digresser sur Kierkegaard et, de manière fort surprenante je dois l’admettre, j’en conclurais que les choses se stabilisent et redeviennent progressivement à un niveau acceptable de confusion et chaos.

J’en saurais peut-être un peu plus dans quelques heures.

Pour le moment, je vais traîner mes affaires et mon pingouin vers l’ouest ou le sud à la recherche non pas du temps perdu mais des illusions qui me manquent tant.

Nous en avons tous besoin, vous comme moi, surtout en période de grands bouleversements.

 

§269

La vie est lumière et reflets


La vie est neige et répétition


La vie est rose


La vie est noire et blanche


Fragments d’épopée – 7


La révolte des chevelus

 

Tandis que Babel se consumait

Que les innommables se réjouissaient

Les nuées de chevelus marchaient ivres, replets et dociles vers les ports pour embarquer et quitter l’immense territoire de Naos

Les mers et les fleuves étaient investis d’autant de navires que le désert l’est de roches

Toutes voguant vers le levant ou le couchant

Le vent les poussant vers leur destin

Loin de celui du peuple de naos ivre lui aussi mais de satisfaction et de jouissance

Radieux à l’idée d’avoir anéanti ceux qui rejetaient amour et haine

Et n’avaient pas compris la force de l’amour

Et avaient ainsi été sanctionnés par la mort et la souffrance

Mais restèrent certains des chevelus qui perçurent que si la force avait permis de vaincre les géants de Babel, elle pourrait aussi vaincre le peuple de Naos

Qui, s’il était intelligent et riche, rusé et ambitieux, fourbe également, était également faible et chétif

Qui, s’il était composé de vivants pouvant allonger leur vie sur près de trois cent ans, l’était également de nabots chétifs et craintifs

Riant faussement pour cacher leur crainte permanente

Et usant de leur richesse pour pervertir ceux qui n’étaient pas les leurs

Puis les tuant en les accusant de ne pas avoir suivi la voie de l’amour et du bonheur

L’un des chevelus s’appelait Spica

Comme ses semblables, il ne savait parler et communiquait avec ses sbires par signe et grognement

Comme eux, il ne connaissait autre chose que rapport de force envers ses contemporains,

Méfiance, fuite ou agression à l’encontre des autres vivants,

Et, par peur de la nature, de la vie et de la mort, respect envers l’inconnu, les Eléments et leurs alliés

Il était écrit qu’il serait utilisé par ceux-ci pour reprendre le contrôle d’un monde que les peuples de Babel puis celui de Naos avaient tenté d’éclipser

Spica et les siens se réfugièrent dans un pays de montagne, aride et froid

Ils bâtirent une cité de bois et plantèrent des bustes à l’effigie des dieux

Ils se prosternèrent face à des autels de pierre

Ils immolèrent les blessés et quelques prisonniers et donnèrent leur cœur et leur sang aux divinités assoiffées qui songeaient que l’heure pourrait bientôt être venue de reprendre leur long combat et nommer ceux qui refusaient de se nommer et compter ceux qui ne pouvaient l’être

Et s’éprirent de ce peuple farouche, stupide et muet

Qu’ils protégèrent des rigueurs et vicissitudes du climat et de la stérilité de la terre

Les faisant prospérer tels les insectes ou les rats

Attendant le moment propice pour retrouver le dessus sur les peuples de Naos et d’autres à venir

Spica apprit un langage en priant les divinités et il l’appela souffle divin

Il apprit l’écriture en la voyant inscrite dans la roche et les nuages et le nomma larmes divines

Il apprit à compter en scrutant l’horizon sur lequel se dessinaient les bêtes et les erres et détermina qu’il s’agissait du toucher des dieux

Il s’isola pendant cinquante sept années dans une vallée austère en interdisant à quiconque de s’approcher

Et lorsque vint le temps de la révolte il sortit de celle-ci affublé d’un corps d’athlète et d’un visage glabre et fluet

Il imposa à chacun selon son rang de se raser la moustache, la barbe, les cheveux ou les poils, considérant que les chevelus appartenaient au monde animal et que lui touchait au divin, et que dorénavant chaque caste en fonction de son rang et statut se reconnaîtrait à sa pilosité particulière

Mais lui était le seul pouvant se permettre de n’avoir aucun poil ou cheveu

Et lorsque survivait un vivant affublé de semblable qualité au-delà de l’adolescence il le tuait et offrait son cœur aux divinités

Cinquante sept années s’étaient écoulées et le peuple des chevelus avait prospéré sous la protection des Eléments et de leurs alliés

Tandis que ceux de Naos avaient été accablés des pires calamités que leur monde eut supportées

Sans se douter ou comprendre qu’il s’était agi d’une vengeance des Eléments et de leurs alliés, trop contents de la victoire de Naos et la disparition de Babel

Les chevelus avaient vu leur nombre multiplié par dix

Tandis que d’autres des leurs étaient revenus d’au-delà des mers

Et que le peuple de Naos faisait face avec courage mais désespoir aux assauts d’une nature devenue folle, confondant hiver et été, pluie et aridité, vent et sérénité

Et avait perdu très largement de sa superbe et de sa suffisance

Et dont les sourires ne parvenaient plus à masquer la douleur

Que la faim, le froid et la mort provoquaient

Indubitablement

Spica se fit couronner dieu vivant à l’équinoxe de printemps

D’une année débutant sous les chants des chevelus à qui il avait appris à chanter pour louer les divinités

Et décréta le début des hostilités divines contre le peuple de Naos

Et le reste des mondes

Le soulèvement définitif

La fin d’un peuple

Et l’apogée d’un autre

Il mit ses armées en route

Et se dirigea vers le peuple de Naos

Armé jusqu’aux dents

Promettant aux dieux de bâtir un palais immense avec les dents de ceux qu’il allait abattre

Sans se douter que la guerre allait être longue et la résistance de ceux de Naos acharnée

La vie est errance


Fragments d’épopée – 6


Le règne des innommables

 

 

Or donc

A l’extérieur de Babel

Sur les terres qu’on appelait de Naos

Des peuples vivaient qui rejetaient eux aussi la folie des Eléments et de leurs alliés

Mais refusaient également la folie de Babel

S’employant à professer la paix universelle

L’amour infini

La joie et le bonheur

Et rejetaient toute tentative de chaos et de mort

Toute trace d’animosité

Qu’ils combattaient par la violence

Car une violence unique était tolérable

Disaient-ils

Si elle anéantissait une société décadente et pécheresse

Le peuple de Naos était constitué d’erres de taille modeste mais fort intelligents et solides

Pouvant vivre près de trois cent ans

Quatre fois plus que les géants de Babel

Ils étaient dirigés par un roi désigné par ses pairs

Et régnant jusqu’à sa mort

Et la société n’avait pas de structure autre que celle-ci

Et tous vivaient heureux et pacifiquement

Ceux qui ne le pouvaient ou ne le voulaient pas étaient condamnés à se suicider

Car le bonheur ne pouvait être affecté de dépression ou contrition

Le peuple de Naos était composé d’erres n’ayant pas de noms

Car ils refusaient de se nommer

Et même leur roi n’avait d’autre nom que celui de sa fonction

Sachant que les Eléments et leurs alliés souffraient de l’obsession de se nommer

Pour pouvoir se compter et se comparer et ainsi affirmer leur prédominance

Pour assurer ainsi leur domination sur les autres Eléments et s’affirmer ainsi à termes comme égal au Principe

Et le soumettre puis le démettre

Avant que le glissement à rebours n’ait absorbé et dilué toutes et tous

Dans la disparition finale

Et que l’un soit redevenu l’un pour la fin des temps

C’est ainsi que le peuple de Naos refusait de se nommer

Et que nul n’avait de nom

Et n’en n’avait pas besoin, se reconnaissant soit comme membre du peuple de Naos soit comme innommé

Les autres peuples les désignaient sous le vocable d’innommables

Ce qui les réjouissait

Ils ne savaient combattre

Mais ils recrutaient leurs mercenaires chez les chevelus

Des peuples arriérés et brutaux

Vivant au-delà des océans ou des mers

Venant des terres lointaines

Amères et sans nom

Vivant encore sous le joug des Eléments et de leurs alliés

Le peuple de Naos les recrutait

Pour écraser ceux qui ne voulaient s’aimer

Puisque la violence n’était admissible

Que si elle permettait d’éradiquer les infections de violence et de mort

Et lorsque leur travail de mort était achevé

Ils les renvoyaient dans leur pays dont le soleil ne caressait jamais la surface

Les chevelus portaient des noms, des prénoms et des vocables

Mais ne les utilisaient pas lorsqu’ils vivaient aux marges du pays des Naos

Profitant de leur largesse pour autant qu’ils demeurent silencieux et respectueux

Envers leurs maîtres du peuple des Naos

Ils les respectaient comme un chien mauvais obéit à son maître

Ou le faucon à son dompteur

Ou le cheval à un cavalier brutal

Sans résistance mais sans conviction ni respect

Par devoir ou crainte

Non point par amour ou compassion

Le peuple de Naos étendait son règne sur un territoire immense

Allant des frontières maritimes naturelles  aux sommets enneigés ou aux fleuves infranchissables

Ne connaissant nul voisin immédiat

Si ce n’était le pays des géants de Babel

Qui s’était isolé à tout jamais des vicissitudes des Eléments et de leurs alliés

Mais dont les préceptes n’étaient en rien ceux professés par le peuple de Naos

Et qui donc projetait depuis des siècles d’abattre en une attaque unique

Mais définitive

Toute trace du peuple convaincu mais vicieux de Babel

Et pour se faire amassait autour des sept enceintes des régiments immenses de chevelus

Prêts à fondre sans merci

En une vague immense et cruelle

En un cri unique et glacial

Sur le peuple des géants de Babel

Et les éliminer à tout jamais

Et détruire les traces de leur présence

Pour que le monde ne connaisse plus qu’amour et bonheur

Sans être contrarié par des reliques

D’un temps infécond et sombre

Triste et morbide

Alors qu’Eus et Nostra se réfugiaient dans une cache discrète

Le peuple de Naos attendait la chute des murailles

Abandonnées depuis fort longtemps

Et qui s’effritaient et se corrompaient

Sous les assauts de la pluie, du gel, de la sècheresse et des tremblements de terre

Sans se douter qu’il s’agissait alors

D’efforts des Eléments et de leurs alliés

Pour que l’inéluctable soit

Et que parmi les vivants se dressent les uns contre les autres

Leurs ennemis les plus virulents

Lorsque la septième muraille s’effondra sur la sixième

Sur le tas de pierre et rocs, troncs et gravas

Les chevelus par millions s’élancèrent

Et gravirent la muraille

S’élancèrent sur les traverses jusqu’à la première muraille

Descendirent les escaliers en hurlant

Et fondirent sur le peuple des géants de Babel

Qui ne comprirent ce qui leur advenait que lorsqu’il fut trop tard

Et ne purent résister à un contre cent

Par milliers ils furent mutilés, écartelés, torturés puis tués

Aucun des adultes ne fut laissé en vie

Les enfants furent pour la plupart noyés

Babel fut brulée

Les flammes s’élevèrent jusqu’au ciel

En une journée les traces de siècles de présence s’effacèrent

Pour ne plus laisser que celles de la mort au milieu de ruines fumantes

Les Eléments et leurs alliés se réjouirent

Le peuple de Naos ferma les yeux

Paya ce qui était du aux chevelus

Se tourna des ruines encore fumantes de Babel

Et se félicita de sa destinée

De l’amour et de la paix universelle

Et fêta la tranquillité retrouvée

Tandis que les chevelus repartaient

Et qu’Eus et Nostra suivaient avec attention, effroi et tristesse la folie des vivants

Depuis la cache qu’ils avaient trouvée

Et songeaient avec mépris

A l’indignité des vivants

Fragments d’épopée – 5


Eus et Nostra

 

Les géants de Babel régnaient sur un monde entouré de sept enceintes et murs infranchissables

Ils avaient rejetés les éléments et leurs alliés, leurs lois et principes, et en avaient érigés d’autres

Ils souhaitaient que leur univers soit isolé du reste de l’univers

Pendant que le Principe sommeillait dans sa douce Torpeur et que le glissement à rebours procédait avec lenteur

Ils imposaient leurs lois et principes et l’exil à tout jamais en haut des murs de Babel était à la fois une juste rétribution pour les doctrinaires sombres et une punition pour ceux qui défiaient les lois de Babel

Car ceux qui méritaient l’exil montaient au sommet des murs pour y vivre une éternité d’isolement et de tranquillité, vivant des expédients que les géants d’en bas leur envoyaient régulièrement

Car ceux qui ne le méritaient pas gravissaient les marches et erraient sur chemins de ronde au sommet des murailles sans comprendre pourquoi et sans bénéficier de soutien

Lorsque des corps s’écrasaient au bas des murs, les doctrinaires disaient qu’il s’agissait des indignes

Lorsque des feux brulaient au sommet, les doctrinaires disaient que les doctrinaires sages exilés volontaires à la fin de leur vie faisaient fête et joyeuse bombance

Mais personne n’était jamais redescendu des murailles

Et personne ne pouvait prétendre deviner ce qui se passait en haut

Mais tous feignaient de croire ce que disaient les doctrinaires sombres

A chaque assemblée annuelle des peuples de Babel, une cérémonie était organisée, regroupant tous les peuples de Babel, pour célébrer celles et ceux qui après des années de labeur bénéficiaient enfin du repos éternel au sommet des murailles

Une longue procession amenait ceux-ci au pied des escaliers cérémoniels ouverts pour l’occasion

Et les doctrinaires sombres s’y précipitaient en chantant pour gagner leur retraite bien méritée

Au même moment, les condamnés de toute sorte partaient en pleurs et hurlements dans la même direction, piqués par les doctrinaires sombres qui tuaient ceux qui résistaient

Montaient ainsi dans la même foulée les vertueux et les pervers

Sans que l’on sache qui était qui

Ni ce qui advenait au sommet des murailles

Or, il advint qu’un homme et une femme, Eus et Nostra, s’étaient aimés pendant des mois et avaient refusé les unions qu’on leur avait proposées

La condamnation était inéluctable et ils s’en satisfirent

Ils s’aimaient et préféraient la mort ensemble à la vie séparée

Ils partirent décidés en haut des murailles et gravirent les marches innombrables la main dans la main

Lorsque les portes constituées de sept pans métalliques se refermèrent sur eux, ils laissèrent le flot des doctrinaires sombres partirent en courant poussant devant eux les condamnés hystériques

Eus et Nostra marchèrent près de deux mois

Gravissant des marches  de plus en plus détériorées

Longeant des murs de plus en plus abimés

Chevauchant des cadavres morts de faim, soif ou violence

Se nourrissant de baies ou feuilles poussant hors de la muraille abandonnée

Buvant de l’eau recueillie lors des pluies régulières

Ils souffraient mais avançaient

Car ils cherchaient la quiétude pour vivre leur amour qu’il pensait unique

Eus et Nostra finirent par atteindre le sommet de la première muraille

Ils découvrirent un paysage de désolation

Des murs ruinés

Des dalles descellées

Des pans éventrés

Des tours chancelantes

Des cadavres ou squelettes, témoins de batailles grotesques entre vertueux et condamnés, entre vertueux et entre condamnés eux-mêmes

Gisaient des tas de nourriture en putréfaction que nul n’avait jamais touchée, si ce n’étaient des corbeaux ou vautours qui trouvaient ainsi accompagnement à leur plaisir principal

Au-delà de la première muraille, ils virent la seconde, puis la troisième jusqu’à la septième

Chacune en plus mauvais état que la précédente

Car nul n’entretenait ces enceintes pourtant considérées comme sacrées et essentielles pour protéger le peuple des géants des autres

Pour séparer les vivants des alliés des Eléments

Pour distinguer les vertueux des innommables

Et Eus et Nostra virent par delà la dernière muraille quasiment détruite des fumées de milliers de chevelus qui attendaient que les Murs de Babel chutent pout envahir la cité

Ils comprirent que la fin de Babel était proche

Que le temps des innommables s’annonçait

Que les géants vivaient leurs dernières années de paix

Que leur chimère de séparation et d’isolement par rapport aux Eléments et à leurs alliés qui s’appelaient dieux, déesses, prophètes, saints, idoles, justes, héros, bienheureux, élus, augures ou croyants allait bientôt s’écrouler en même temps que les murs dont ils vénéraient la puissance

Que les Eléments et leurs alliés allaient reprendre le dessus

Dans un combat qui ne faisait que commencer

Tandis que le Principe sommeillait dans sa Torpeur lasse et magnifique

Et que le glissement à rebours reprenait ce qui avait été donné

C’est ainsi qu’Eus et Nostra s’éloignèrent et se cachèrent

Laissant aux autres le soin de combattre

Un combat qui n’était pas le leur

Vivant des mets arrachés aux charognards

Se cachant des erres qui parfois titubaient vers eux avant de sombrer leurs silhouettes décharnées en bas des murailles

Et qu’en bas on célébrait en chantant la chute d’un autre des condamnés

Exilés pour le bien de la communauté de Babel

Eus et Nostra se préservèrent et vécurent leur amour

Tandis que la première muraille s’écroulait

Et que le règne des innommables débutait