De la mort d’un vieil homme sous un arbre asséché, de l’espoir et du désespoir, de l’humain et des vivants, d’hier, demain et aujourd’hui
La scène s’est reproduite sur l’écran de mes paupières fermées une bonne dizaine de milliers de fois cette nuit. Nous marchions depuis des siècles dans univers de mort, de peine, de tristesse et de violence, sans un bruit, sans une ombre, avec pour seuls autres compagnons que les fantômes de ce qui fut, des détails et objets insignifiants à en pleurer, enterrés sous un saupoudrage de cendres et de poussières, l’imagination faisant le reste, nous attendions de voir et d’entendre, de sentir et toucher, un autre vivant, mais un vivant qui aurait vu ce qui s’est passé en ces lieux oubliés des vivants et des dieux, dans un ailleurs sans nom et sans espérance, et, enfin, lorsque nous avons rencontré un survivant, un vieil homme digne, triste et squelettique, assis sous un arbre aux feuilles desséchées, il nous a demandé POURQUOI ? Ou peut-être ne nous a-t-il rien demandé mais a-t-il exigé de quelques représentants d’une humanité qui n’est plus qu’un souvenir une réponse à ses propres questions, pourquoi ces absents ? Pourquoi ces morts ? Pourquoi ces viols et tueries ? Pourquoi tout ceci que nous n’avons fait que survoler, croiser, apercevoir sans comprendre, puis il s’est affalé sur les genoux de Maria et s’en est allé, la seule chose qu’il pouvait faire.
Peut-être également, le Yéti nous a-t-il transmis le témoin, peut-être n’a-t-il rien compris à ce qui s’est passé, probablement a-t-il vu et subi ce qui était insoutenable, inacceptable, odieux et inhumain, mais tout aussi probablement n’a-t-il pas compris pourquoi ceci avait été commis ? Pourquoi un tel outrage ? Pourquoi un tel déchaînement de haine, de violence, de malheur, de cruauté ? En réponse à quoi ? A qui ? Pour quels gains dérisoires ? Pour quelle victoire ? Sur qui ? Sur quoi ? Le Yéti a sûrement raison, le seul témoin que nous ayons rencontré nous a transmis une responsabilité très lourde, une formidable et énorme responsabilité, comprendre pourquoi, ce qui n’est pas une mince affaire, puis il s’en est allé.
Le radiateur jaune artiste sur les bords, réincarnation d’un grille-pain existentialiste a retrouvé des tons et propos que l’on avait oublié en disant, une fois le corps enterré sous le vieil arbre asséché, qu’il ne serait pas fâché qu’on le laisse là lui aussi, sous un arbre, sans savoir ce qui s’est passé, car selon lui ce dont nous sommes les observateurs ébahis, impuissants, ignorants et cruellement désarmés, n’est rien moins que la mort de l’espoir, la fin de l’humanité, car si un vivant en sauvant un autre peut sauver l’humanité, il peut aussi en sombrant dans la violence extrême, dénuée de toute explication raisonnée, faire sombrer avec lui l’humain, le vivant, et bien sur l’espoir.
Les trois pingouins aux lunettes roses, amateurs de Piero della Francesca, ont posé leurs ailes sur les stries de notre jeune ami et lui ont dit qu’en tout temps la violence avait été la maîtresse des vivants, surtout des humains, que même s’ils avaient coutume d’utiliser le terme ‘bestial’ pour qualifier l’insoutenable et l’indescriptible, c’était une petite coquetterie d’un vivant dégénéré, l’humain, que de passer le baquet à celui qui n’en peut mais, car nul animal ne s’est jamais comporté comme lui, et que si exception il y a avait elle ne se trouvait que chez des êtres exceptionnels tels Piero ou Maria. « En conséquence de quoi, » ont-ils déclaré, « ce n’est pas à nous, représentants d’ordre différents de prendre ombrage de ce que nous voyons. Ceci ne fait que confirmer ce que nous savons depuis l’origine de ce fichu humain, il est fait pour durer mais le jour où il disparaîtra, de son propre chef, nous n’aurons d’autre choix de le suivre. Alors, pleurons, mais essayons de ne pas être résignés, ceci ne servirait à rien, levons les yeux vers l’horizon et essayons, la tête haute, nous qui ne sommes pas humains de nous conduire en vivants, en vrais vivants. »
L’extincteur fort sage a prié chacun de se taire et de respecter la dignité du vieil homme. « L’humain est fourbe et cruel » a-t-il souligné « mais il y a aussi en lui, aux tréfonds de son être des signes qu’il demeure vivant, droit et digne, comme ce vieil homme qui a tout vu mais est resté pour témoigner à l’extrême limite de la vie et de la mort, et pour lui et pour celles et ceux qui ont disparu de quelque manière que ce soit nous ne pouvons pas dire cela. La vie est sacrée et catégoriser en pièces uniques et grossières est tout aussi indigne que de ne rien dire ou faire. Il nous faut nous élever au-dessus de ceci, il nous faut être aussi digne que ce vieil être l’a été, en tout cas il faut essayer de l’être. »
Maria s’est approchée du vieillard, l’a embrassé sur son front rouge et noir et lui a dit qu’il avait raison, que la mort c’était la continuité de la vie et que la vie était le débouché de la mort, que les deux s’intercalaient entre rien et rien mais que depuis l’aube du vivant si certains tentaient et réussissaient à tout détruire, brûler, violer et tuer, les autres essayaient tant bien que mal de se dresser, de s’indigner, de se hausser au-dessus de l’horizon au risque de tout perdre. « C’est pour eux, pour elles, que nous devons continuer. Nous n’aurons jamais le luxe du silence, ni celui de l’orgueil, de la puissance ou de la gloire, mais nous aurons le respect de nous-mêmes, celui d’avoir essayé. Alors, nous allons encore pendant quelques minutes nous recueillir sur cette tombe puis nous partirons et irons voir où mène cette fichue route bitumée. Quant à moi je vais me laisser repousser les cheveux, et qu’advienne que voudra. »
Je me suis approché de Maria et c’est moi cette fois-ci qui lui ai baisé le front et ai posé ma main sur son épaule.
Nous avons tous fait de même, y compris l’autruche volante, flottante et trébuchante qui tout en ne comprenant que fort peu ce qui se passait a insinué quelques mots que j’aie trouvé non dénué de dignité : « hier n’est rien, demain n’est rien, le présent est tout, si nous les forgeons en fleurs ou en fruits, hier et demain seront roses, si nous les laissons flétrir, ils seront gris, tout nous appartient, l’espoir comme le désespoir, c’est une lourde charge, il n’y a plus d’amour à Saint-Pétersbourg, ou peut-être si. »