De l’irruption de l’étrange dans un monde qui pourtant l’était déjà, d’une porte que nous n’avions pas vu et d’envahisseurs que nous n’avions pas escomptés
Nous nous étions quittés l’autre soir dans un état de profonde instabilité, de tension extrême, d’incertitude absolue – de mon côté en tout cas, je ne sais pas évidemment ce qu’il en est du vôtre, j’en profite pour vous adresser par-delà les mers, continents et temps mes meilleures salutations et sentiments – nous étions mes amis et moi-même assis en cercle et attendions à défaut de pouvoir faire quoi que ce soit d’autre que l’inéluctable se produise, en l’occurrence que le groupe d’individus fortement énervés, dépités, catastrophés, révoltés et mal maitrisés, ne fasse irruption dans la pièce centrale du musée imaginaire de ce monde morne et triste dans lequel nous évoluions alors.
Je vous ai laissé, me semble-t-il, au moment précis où la double porte fermée à clef et bloquée de travers par l’auteur, mon alter ego, d’une chronique, d’un roman ou de quelque autre texte que ce soit, cela n’a pas d’importance, mais bloqué depuis un certain temps dans un profond sommeil illusoire et fantasmatique, a fini par céder sous les coups de butoirs répétés d‘une foule qui comme je crois vous l’avoir décrit assez fidèlement faisait preuve d’une modération limitée et exultait par toutes ses pores la haine et le rejet de notre présence.
Je m’attendais au pire.
Le pire n’est pas advenu.
Car lorsque la porte s’est ouverte, elle n’a pas laissée place à une foule d’ignobles individus hurlants et menaçants, pas le moins du monde, la porte a cédé et s’est ouverte, les deux battants se sont dépliés lentement et une marée d’enfants très jeunes a fait irruption avec rires à l’appui.
Les visages crispés de colère et d’agressivité auxquels je m’attendais avaient simplement disparus, laissant des visages poupons, rieurs, joueurs, un brin surpris de se trouver ici, nous faire face.
Des centaines de jeunes enfants, entre 3 et 6 ans, guère plus, pas un adulte à l’horizon, des enfants hauts comme trois pommes, habillés de rouge, à nouveau, mais pas uniformément, des shorts, pantalons, chemises, baskets, casquettes, blancs ou noirs, mais des signes de couleurs par-ci par-là, essentiellement du vermillon, sont entrés dans la pièce où nous trouvions, se sont tus en réprimant des fous-rires évidents, de gloussements réjouissants, des mimiques naïves, des grimaces à peine forcées, des froncements de sourcils, des yeux parfois exorbités par la surprise et s’étonnant visiblement de se trouver dans cette pièce avec des personnages aussi dramatiques que nous.
Ils ont défilé parmi nous, tranquillement, sans anxiété ni énervement, se sont parfois arrêtés pour contempler le visage hirsute du Yéti anarchiste ou la tête dépitée de l’autruche volante, flottante et trébuchante surgie non point du néant, mais presque, ou pour toucher d’une main respectueuse mais curieuse les bras de Maria au regard si profonds qu’ils se perdaient tous et toutes pour quelques secondes avant de reprendre leur marche vers le fond de la pièce qui subitement nous est apparue plus longue qu’auparavant.
Ils ont contourné notre groupe assis en cercle, tranquillement, certains passant même en plein milieu, puis les bancs qui étaient dispersés aux quatre coins de la pièce, puis ont attendu devant une autre porte qui je pense pouvoir l’affirmer avec certitude n’existait pas deux minutes auparavant et, lorsqu’elle s’est ouverte dans un bruit d’ascenseur l’ont franchi avec plaisir se mettant ensuite à courir, rire et crier, mais de joie et non point de haine.
La longue cohorte des enfants a mis longtemps à passer devant nous, peut-être deux heures, des milliers d’enfants, toutes et tous très surpris de nous trouver là, ne disant presque rien ou s’exprimant par phrases télégraphiques qui ne nous étaient pas adressées, plus loin… avancez… ce n’est pas là… vous avez vu lui là-bas… elle est belle… où ça se trouve ? … qui s’est ? … lui me fait peur mais pas elle … qu’est-ce que ça fait ici ? … Par où sont-ils passés ? et ainsi de suite, des questions nombreuses mais pas de réponses, une exceptionnelle complicité, des rires retenus, un calme et une sérénité tout à fait évidents exhalant la sympathie, ceci nous a semblé proprement ahurissant, d’autant plus que depuis des semaines voire des mois nous n’avons fait autre chose que traverser des paysages désolés, désertés, abimés, détruits, des scènes sordides et menaçantes, nous trouver face à des dangers immédiats et déstabilisants.
Pour quelle raison la foule hurlante s’était transformée en longue file d’enfants rieurs et bienheureux, je n’en sais rien, mais j’ai trouvé ceci fort réjouissant et surtout soulageant.
Après quelques minutes et les premiers cinquante ou cent enfants, la surprise initiale cédant la place à un apaisement général, nous avons-nous-mêmes commencés à arborer des sourires de connivence et certains se sont pris à faire des grimaces infantiles attirant immédiatement des rires, gloussements, éclats ou risées supplémentaires.
Cette terre ingrate, morne et triste a cédé la place à un espace de joie, j’espère plus qu’une parenthèse.
Lorsque le dernier enfant a disparu par la porte nouvelle ouverte sur un monde inconnu nous nous sommes levés et les avons suivi avec hésitation tant le bonheur fait peur.
Nous étions hésitants, déstabilisés, maladroits, marchant avec peu d’aplomb et guère d’assurance.
Après quelques minutes d’efforts, nous nous sommes retrouvés sur le seuil de ladite porte, au sommet d’une colline verdoyante avec fleurs et arbres et un peu plus bas une route longue, noire, droite divisant le paysage en deux, d’un côté une colline et de l’autre une lande humide et fleurie, elle aussi, et au-delà la mer avec des vagues douces et blanches.
Le ciel de ce monde dans lequel nous venons de faire irruption est bleu avec gros cumulus blancs, il s’agit d’un monde d’Épinal, de jouets et de peluches…
Qu’avons-nous à faire dans un tel univers ? Je n’en sais rien… Est-il réel ? Que voulez-vous que je vous réponde ? Ni plus ni moins que ceux que nous avons traversés auparavant ou que celui dans lequel cher lecteur ou cher lectrice vous évoluez.
Nous avons descendu un brin piteusement les quelques dizaines de mètres nous séparant de la route puis l’avons empruntés nous aussi, loin derrière la cohorte d’enfants gazouillant et s’étendant vers ce qui semble être le levant.
Nous marchons sur cette route rieuse.
Je me suis retourné tout à l’heure mais je n’ai plus reconnu le monde derrière nous, la porte avait disparu, la colline aussi. Tant pis, je ne m’en plaindrais pas.
Le grille-pain existentialiste est toujours solidement agrippé sur mon épaule droite et l’autruche s’est instinctivement portée à mes côtés, comme lorsque nous marchions dans le désert il y a si longtemps. Nous sommes précédés par Maria et la jeune fille aux cheveux rouges. Les pingouins moqueurs et amateurs de Piero della Francesca sont derrière nous et se plaignent déjà indiquant que selon toute vraisemblance le paysage ne ressemblait pas à celui d’Arezzo. Un peu plus loin derrière le Yéti pousse une brouette contenant l’extincteur fort sage et la machine à gaz rondouillarde, les deux semblants encore assoupis.
Il n’y a pas d’auteur assoupi, ni d’ours passagers clandestins d’une embarcation de fortune, encore moins de banquiers isolés, non, nous sommes revenus à un cercle plus restreint d’amis désorientés.
Nous suivons une route sinueuse et noire bordée de lignes blanches tracées à l’équerre, la lande est rieuse tout comme la mer et la colline.
De ce paysage de carte postale, je vous souhaite une belle et bonne journée.