De l’obscurité de notre cellule à la lumière de la Révolution
La cellule sombre et froide se refermait lentement sur nous. Progressivement. Inéluctablement. Sans que nous ne puissions y faire quoi que ce soit.
Notre énergie était d’ailleurs insuffisante pour permettre la moindre réaction. L’atrophie des membres et surtout des esprits était évidente.
L’autruche volante, flottante et trébuchante s’était assise et avait posé son cou à terre, en partie sur les genoux du Yéti anarchiste, assis lui également, le menton sur la poitrine et le cœur en berne.
Quant à la machine à gaz rondouillarde à tendances politicienne elle était hagarde, le regard flottant dans l’atmosphère épaisse et les joues tremblantes de dépit ou rage, allez savoir.
Quant à moi, tentant d’échapper aux bouffées d’angoisse et aux tortures de mon cerveau imaginant les traitements réservés à nos amis disparus, je notais avec précision les dimensions de la cellule, 5 chaussures de long, 4 chaussures et demi de large, 6 chaussures de haut, et le faisais méticuleusement, avec tact pour ne pas bousculer mes amis épuisés et défaits, tranquillement, méthodiquement, toutes les deux heures, et disais à voix haute les résultats, pour changer les idées, attirer l’attention sur un danger immédiat puisque nous avions perdu une chaussure de long, large et hauteur en douze heures à peine, et risquions de mourir écrasés dans une période de moins de 24 heures, une journée, une vie pour un éphémère, un moment d’angoisse ou de joie pour les humains, mais ni mes amis ni moi-même n’y accordions le moindre intérêt, après tout, la fin était peut-être ce qui nous semblait le plus banal et appréciable.
Puis, tout s’est précipité.
Un milicien est apparu, hilare, hurlant quelque chose d’étrange en des mots vaguement anglais, peut-être dans une autre langue, puis a disparu laissant la porte ouverte. Nous n’avons guère compris.
D’autres pas, puis des voix, puis des cris de joie, puis d’autres pas, puis plus rien, le silence complet, à nouveau, mais la porte ouverte, nous avons fini par secouer notre torpeur et nous sommes extirpés de notre bocal, avons regardé aux alentours et n’avons rien vu de menaçant, avons étiré nos corps endoloris, et avons emprunté calmement le couloir dans le sens opposé à celui du soir de l’évasion manqués, l’avons suivi pendant une bonne quinzaine de mètres, des portes, des pièces ou salles vides, abandonnées, vandalisées, tout avait été emporté, des déchets par-ci par-là, quelques vêtements, des câbles, des boîtiers, des objets incohérents, d’autres inconnus, puis des clameurs à nouveau, des cellules désertées de ses pauvres souffreteux, des salles de gardiens ou miliciens vides, et enfin la grande cour, vide, et la petite, vide, mais une clameur immense nous parvenant, à nous les pauvres hères aux yeux fragiles, aveuglés, déchirés par les griffes du soleil, assommés par le poids des circonstances et l’incompréhension, peut-être la liberté, peut-être un futur, peut-être une lumière à la fin du tunnel, peut-être un leurre, un piège sinistre tendu par ces miliciens sadiques et violents, imprévisibles, nous avançons prudemment, nous regardons le ciel sans nuage, les murs poussiéreux, les barbelés, et nous dirigeons vers l’origine des clameurs, l’autre côté du mur, soudain un milicien passe en courant en arborant un panneau sur lequel est inscrit maladroitement ‘révolucion’ d’un côté et quelque chose sur l’autre qui pouvait vouloir dire ‘l’armée avec le peuple’, nous avançons et franchissons le porche d’entrée, un véhicule est en flamme, un autre est renversé, le gentil policier qui durant mon séjour n’a cessé de prendre soin de ma personne de la plus vile des manières est sur un troisième véhicule et grâce à un porte-voix électrique parle à la population jeune, que nous découvrons enfin, qui l’entoure avec des accents paternalistes, nous ne comprenons pas, mais une jeune femme riante, scandant des slogans de révolution, de changements, de renversements, s’approche et s’adressant à des groupes alentours attire leur attention sur nous et bientôt tous nous entourent et nous saluent, nous portent sur leurs épaules et scandent d’autres mots dont un qui se comprend dans toutes les langues, celui de liberté, ils nous entraînent vers une allée bondée de monde, une artère d’une ville que nous n’avions pas vue, noire de gens chantant et dansant, et nous sommes salués par des cris, peut-être est-ce quelqu’un d’autres qu’ils saluent, je ne sais pas, le Yéti anarchiste finit par comprendre que le monde change et que lui est ici, au milieu d’un maelstrom, inconnu certes, mais bouleversant, enthousiasmant, et bientôt, il se met à hurler pour la plus grande joie de la foule en délire révolution, révolution, anarchie et révolution, à bas les tyrans, à mort les despotes et tout le monde entonne les mêmes mots, même s’ils ne les comprennent pas tous, et le gentil policier qui m’a tant fait de mal est hilare à côté de nous et crie lui aussi les mêmes mots, ce qui m’horripile mais la foule ne comprend pas car elle ne sait pas, et les cris vociférés par des milliers de vivants heureux s’élèvent vers le ciel, tandis que j’essaie de me remettre sur mon séant, d’en profiter pour trouver quelqu’un qui puisse m’aider, me diriger vers nos autres amis disparus il y a quelques jours ou siècles, mais ceci semble impossible, tant la cohue est infranchissable, la machine à gaz rondouillarde à tendances politiciennes hurle des slogans patriotes vers la foule, crie « je vous ai compris, enfin la liberté après tant d’années de corruption, enfin la vie, enfin la liberté, nous l’avons mérité, vous l’avez gagné, il ne faut pas que d’autres s’en saisissent et vous en privent, que la liberté règne et que les corrompus partent rapidement » et tous l’applaudissent, on dirait qu’ils le comprennent, même mon policier généreux hurle de joie, et tous scandent les mêmes mots, je marche maintenant dans cette masse grouillante, à côté de l’autruche volante, flottante et trébuchante qui elle non plus ne comprend rien et se hasarde à chanter des mots étranges qui résonnent bizarrement mais que nul n’entend
« Où est Maria ? Que sont devenus nos amis ? Qui peut nous le dire ? Quel est ce tumulte qui s’étend sur le ciel ? Quels sont ces nuages qui sifflent de bonheur ? Pourquoi les oppresseurs et oppressés se donnent-ils la main ? Où sommes-nous ? Qui sommes-nous ? Qui êtes-vous ? Je ne reconnais rien, personne… Le silence était mortel… cette joie est belle mais que veut-elle dire ? Quels lendemains nous attendent ? Qui nous ramènera Maria et nos amis ? Qui ? »
Mais sa voix se perd dans le néant de la foule, tout le monde s’abandonne à la joie la plus intense, des mots se passent et bien que nul ne sache quels sont les tenants et aboutissants réels de ce qui est en train d’être vécu par ces milliers de gens, par nous-mêmes, une communion de bonheur semble être le sentiment le plus répandu, le Yéti s’acharne à crier ses slogans anarchistes repris par la foule, la machine à gaz dit à tout le monde qu’elle les a compris, et tous sont heureux de le savoir même s’ils ne comprennent pas la langue dans laquelle elle s’exprime, moi non plus d’ailleurs, les deux sont déjà très loin, je m’arrête au bord de la route, m’assied sur le trottoir, l’autruche me rejoint et pose sa tête sur mes genoux, elle me regarde et dit
« moi, je crois, je pense, que je comprends plus que toi, c’est drôle, ça fait plaisir » puis elle s’assoupit, tandis qu’une petite fille dans une robe rouge vient vers nous et nous donne un morceau de pastèque que nous acceptons avec plaisir, ce bonheur est contagieux, incompréhensible mais contagieux, nous ne savons même pas dans quel pays nous sommes, mais ce bonheur d’une jeunesse en délire est resplendissant, résonne des mots de tout est possible et je me mets à doucement espérer, que Maria… je ne peux pas prononcer ces mots mais je pense que vous me comprenez… demain… jamais, je ne sais pas, mais laissons-nous aller à cette joie immense, demain est un autre jour.