La folie de Spica
Lorsque Spica et les chevelus se ruèrent sur le peuple de Naos
Celui-ci ne parvenait pas à se remettre de la fatalité et la cruauté d’un destin d’autant plus amer que la victoire sur Babel avait été éclatante
Trois générations d’innommables s’étaient succédées et avaient vécu dans des conditions difficiles
Les maux s’étaient abattus sur Naos tels des mouches sur des visages accablés de chaleur et transpiration
Lorsque les chevelus déferlèrent par vagues incessantes et tumultueuses sur les villes de Naos ils purent les détruire les unes après les autres sans rencontrer de grande résistance
Car le peuple de Naos n’était pas guerrier
Et sa résistance était amoindrie par le fait des Eléments et de leurs alliés
Spica précipita ses armées sur un peuple et un sol appauvri
Les chevelus se précipitèrent sur les cités de Naos
Se ruant sur l’une après avoir ruiné l’autre
N’en épargnant pratiquement aucune
Pillant et tuant
Violant et torturant
Pour le plaisir d’offrir aux idoles qu’ils vénéraient et aux dieux qu’ils respectaient le sang de ceux qui s’étaient rebellés
Et ne restait après leur passage qu’un unique et monotone paysage de mort et de souffrance
Mais le pays de Naos était vaste
Et le peuple des chevelus stupide et inconscient
Laissant derrière eux des victimes nombreuses
Mais également des blessés par milliers
Qui finirent par se regrouper
Et cessèrent de penser que le salut viendrait des autres
Et se regroupèrent
Et oublièrent les dogmes de ceux qui n’étaient déjà plus
Et comprirent que la mort se propageait
Et que s’ils ne faisaient rien elle vaincrait
Et avec elle les Eléments et leurs alliés
Ils profitèrent de la folie de Spica
De sa suffisance
Et de son inconscience
Qui prolongeait toujours plus loin dans le pays de Naos
Vaste et sans limite autre que la mer et les océans
Son assaut brutal et sanguinaire
Oubliant que les terres de Naos ne portaient pas assez de blé pour nourrir les siens et encore moins les terribles envahisseurs
Oubliant également que s’enfonçant à grande vitesse dans ces terres
Ils laissaient aux blessés derrière eux le temps et la haine nécessaires pour les transformer de nabots inexpérimentés en guerriers assoiffés de revanche
Spica était enivré de ses victoires
Qui s’était érigé en dieu vivant et se faisait porter sur un siège d’or par huit esclaves que l’on assassinait chaque soir au coucher du soleil
Qui buvait le sang des meilleurs combattants de Naos
Qui se complaisait dans les bras de celles de Naos qui lui paraissaient à son gré et dévorait devant elle la cervelle de leurs pères
Qui faisait fondre les portes de chaque ville pour les transformer en statue à son effigie
Et qui décida de redoubler de virulence dans ses attaques et divisa ses armées en quatre bras qu’il envoya dans chaque direction
Pour rester seul dans la capitale de Naos avec ses esclaves et son armée de prêtres et soldats prêts à mourir pour le servir
Le conflit dura plus de cent cinquante deux ans
Les armées du Sud et de l’Ouest progressèrent rapidement
Celles du Nord et de l’Est s’enlisèrent après des succès initiaux mais fragiles
Détruisant tout sur leur passage, les chevelus avançaient avec fougue mais sans que ravitaillement ou pacification ne soient obtenus
Abandonnant derrière eux des villes détruites, quasi-désertes, laissées à elles-mêmes dans une misère infinie
Comptant sur les richesses à venir pour subsister
Et la distance entre les armées et Spica ne cessa d’augmenter
Créant des présences fortes mais sans coordination
Mouvant d’un lieu à l’autre sans réponse aux questions posées
Sans contact avec le guide suprême
Et cessant bientôt de se remémorer son être
Il y eut bientôt quatre généraux qui s’imposèrent à leur tour comme des demi-dieux
Se rasèrent entièrement
Et se firent ériger à leur tour des statues et fondre des pièces à leur effigie
Ceux du Sud et de l’Ouest, qui se nommèrent Devida et Deneleab, disparurent dans leurs contrées éloignées et nul ne vint les troubler
Pas même des émissaires de Spica qui se perdirent dans les déserts que laissèrent derrière elles des armées assoiffées de gloire et de puissance
Et furent ainsi oubliés tant par leur maître que par leurs anciens congénères
Tandis que les armées de Delebera et Degina furent très rapidement confrontés à des résistances fortes dont l’intensité fut accrue par l’hostilité des évènements et furent contraints à lutter pied à pied pour avancer sur des terrains délicats et dangereux
Le peuple de Naos, repoussé dans ses retranchements, ayant perdu l’illusion que le bonheur et l’amour prêchés à tout crin pouvaient les sauver face à des peuplades cruelles et sans autre conscience que celle d’assouvir le destin promis par les Eléments et leurs alliés, se mit à élaborer stratégies et plans
Et devint de plus en plus aguerri aux guerres qu’autrefois il menait par l’intermédiaire des pères des chevelus actuels
Et confronta Spica et ses anciens généraux
En l’attaquant là où ils étaient le plus fragiles
Dans l’absence de ravitaillement
La méconnaissance du terrain
La suffisance
L’aveuglement de ceux qui s’imaginent puissants
Et l’habitude des victoires qui diminue la soif du combat
Et plus encore la haine qui s’était installée entre les guides dits suprêmes et leurs propres armées
Le peuple de Naos s’organisa
Il pactisa avec les géants de Babel qui progressivement s’étaient installés dans les villes laissées désertes par les combats meurtriers entre Naos et Chevelus
En concluant que mieux valait s’unir face aux forces que les Eléments et leurs alliés qui s’appelaient dieux, déesses, prophètes, saints, idoles, justes, héros, bienheureux, élus, augures ou croyants avaient mis en mouvement plutôt que mener un combat inutile et contreproductif
Et s’attaquant aux généraux plutôt qu’aux soldats
Semant l’anarchie
Empoisonnant, attaquant à l’improviste par petits groupes isolés, incendiant les palais, brulant les statues des soi-disant dieux vivants, répandant les trésors dans les rues pour enrichir les castes les plus basses
Et assassinant les chevelus lorsqu’ils se trouvaient seuls
Les forçant ainsi à demeurer enfermés dans des leurs citadelles
Et les empêchant de cultiver ce qui les aurait permis de survivre
Le premier à être assassiné fut Deneleab que ses chevelus trouvèrent les yeux crevés dans une flaque de sang et des masses de cheveux collés sur le corps
Le second fut Delebera qui s’étouffa empoisonné lors du mariage de sa fille à un lieutenant de Spica venu le trouver pour lui demander au nom de celui-ci d’accélérer la pacification de son secteur et qui ainsi fut considéré comme l’instigateur de la mort du général des armées du Nord et provoqua la révolte de ces dernières
Le troisième fut Devida qui fut déchiqueté par un molosse que des géants de Naos avaient dressé et affamé durant dix jours et lancé à sa poursuite lors d’une chasse destinée à apaiser une divinité que l’on disait assignée au bien-être des femmes enceintes
Et le quatrième fut Degina retrouvé une lame dans le sternum et une autre dans le bas ventre tandis qu’un autre émissaire de Spica se trouvait à ses côtés endormi par le fait d’une potion préparée par un esclave de Naos
L’anarchie s’installa et la guerre civile prospéra durant laquelle nul ne fut épargné
Le pays de Naos se trouva décimé par les guerres intestines, les ravages des chevelus et la résistance du peuple de Naos et celui des géants de Babel
Et le vaste territoire fut divisé en sept cent trois territoires
Aux mains des uns ou des autres
Selon le hasard des armes
Et celui des destins
Spica finit par mourir, oublieux des guerres et des rébellions, seul au milieu de son corps rapproché qui lui cacha jusqu’au dernier moment que de victoire il n’y avait même plus l’ombre
Il mourut de vieillesse
Dans les bras de ses maîtresses
Ivre de vin et de stupre
Dans son sommeil
Tel un bienheureux
Persuadé que sa destinée était inscrite dans les astres
Et que sa renommée ne s’oublierait jamais
Et que ses statues brilleraient à l’infini des temps et des mondes
Sans imaginer que l’une et les autres disparurent dans la nuit qui suivit l’annonce de sa disparition
Cent cinquante deux ans après le début de l’invasion