De la longue cohorte qui avance


De la longue cohorte qui avance

 

Les paysages changent mais demeurent essentiellement les mêmes.

 

Des vestiges de mondes compressés, des condensés de murs, de tours, de camions ou voitures, des gris foncé ou clair, anthracite ou ébène, les trois soleils dans le ciel brûlent d’une clarté mielleuse, presque laiteuse, des étincelles, des firmaments, des arcs-en-ciel, des objets hétéroclites par milliers ou millions qui jonchent, ou plutôt forment le sol, des gravats et dévalements de murs, de briques, de ciment ou béton, des câbles et fils électriques, carcasses de bicyclettes, tricycles, trottinettes, autrement dit des mémoires de bonheur et plaisir qui maintenant meurent écrasés et comprimés les uns dans les autres, ayant perdu entre temps toute signification, leur innocence d’autrefois, je veux dire d’hier, tout semble se diluer ou pourrir dans un mouroir grandeur nature, avec des odeurs et pestilences qui se gravent au fond des cavités nasales et rappellent à chaque instant la figure hautaine et omniprésente de la grande faucheuse, qui les a attendus, ces chers disparus, qui les attend, ces pauvres survivants, qui nous attend.

 

La grande et longue cohorte de fuyards de tout peuple et toute nationalité, de tout genre ou âge, avance lentement, les dos sont voûtés, les regards sombres et perdus, les voix mornes, les paroles sobres et sans conséquences, les yeux rougis et asséchés.

 

Je vous ai parlé de tout cela. Je vous ai dit que les ordres mécaniques, techniques, informatiques, électroniques, s’étaient mélangés, que peut-être, je dis bien peut-être, les pingouins aux lunettes roses amateurs de Piero della Francesca pourraient avoir été à l’origine de ce gigantesque calvaire, cette confusion du chaos et des révolutions, ayant transmis des instructions mixtes, confuses, erronées, à la masse informatique qui nous gouverne, et entraîné par la même la confusion des trois mondes dont je vous ai également entretenu et vous parle encore.

 

Mais je ne suis plus sûr de rien. Ceci me paraissait évident voici deux ou trois jours, lorsque la possibilité d’un mélange des termes d’Arreso, d’Arezzo, d’Arezo et Areso ai pu provoquer une sorte de compression des mondes illusoires dans lesquels nous naviguions mais maintenant il me semble que nos illusions ou imaginaires sont plus réels que le monde grotesque dans lequel nous évoluons.

 

C’est dit. Je n’aurais jamais pensé que le jour viendrait où mon imagination peindrait des images plus plausibles et sensées que celles que renvoient dorénavant les réalités complexes du monde dans lequel par la force des choses le groupe improbable d’amis qui est le mien évolue.

 

Je marche le long d’une cohorte improbable d’humains et animaux qui fuient une réalité ne présentant plus aucun sens avec un pingouin dont le nom est Bob et un grille-pain revenu à la vie depuis hier après-midi et qui depuis lors ne cesse de s’extérioriser en tenant des propos de la nature suivante : « juste une question, une seule, si vous me permettez, je déambulais dans le paradis des grille-pains, une sorte de non-existence radieuse et rougeâtre, quelque chose d’horriblement et délicieusement chaud, très chaud, je suis un grille-pain, ne l’oubliez pas, une sorte de charivari d’impressions et de bouleversements sans aucune saveur, goût ou mélodie particulière, j’avais les mots et pensées de Kierkegaard et la vision de Maria au regard si profond que tous nous nous y perdons tous, moi en tête, j’étais en fait sans sentiment ou sensation particulière et subitement quelque chose m’a rappelé dans le monde qui est le vôtre. Pourquoi ? je n’en sais rien. Toi, tu me dis que c’est parce que des branchements de nature particulièrement inexplicable ont conduit à ce qui est aujourd’hui ma réalité et en passant la vôtre aussi. Franchement, j’aurais préféré que vous me laissiez au cœur de cette grosse lueur éblouissante plutôt que de me ramener ici sans me fournir le mode d’emploi. Parce que tout cela a un sens ? Honnêtement ? Je ne parle pas de vous humains qui de toutes les manières n’êtes jamais parvenu à aligner plus d’une décennie sans vous éventrer ou être éventrés, non je parle du reste de ces abominations que vous faites subir à la nature, la vôtre comme la mienne, et celles dont la nature en retour vous accable. Aucune sorte de sens. Ni alpha, ni oméga, mais peut-être du gamma, je m’entends. Si au moins Maria était là, nous pourrions nous cacher derrière elle et nous laisser guider dans ce monde d’aveugles et d’inconscients. Mais là, avec un humain perdu et un pingouin qui ne fait preuve d’aucun scrupule en cherchant ses frères ou sœurs, que suis-je sensé faire ? Auriez-vous la bonté de me court-circuiter à nouveau ? »

 

C’est ainsi que j’évolue, mes amis. Avec un pingouin qui apostrophe toute forme vivante ou animale, la secouant, lui criant des insanités, lui arrachant ses vêtements pour voir si en-dessous il n’y a pas de vêtements d’autres vivants, des pingouins en l’occurrence, la bousculant, la traînant dans les flaques d’eau ou ailleurs en hurlant et pestant, la battant , puis la laissant là, pauvre forme frissonnante, pauvre être hésitant et sans âme ayant perdu jusqu’à la notion de malheur et douleur, et un grille-pain existentialiste revenu parmi les vivants à son corps défendant, amer et aigri.

 

Sans Maria pour nous guider, j’ai dû reprendre le flambeau mais me débats avec l’irrationalité de ce que je vois, entend et ressent. J’ai pris Bob sous mon contrôle immédiat, lui ai passé un corde à la patte pour éviter qu’il ne continue ses excès, ai chargé le grille-pain dans un ballot de fortune que je porte sur mon dos, lui demandant d’avoir la gentillesse de me lire des vers de Virgile plutôt que de Dante, pour éviter qu’il ne disserte sur ce qui nous guette tous, et je marche aveugle dans un monde éclairé par trois flambeaux, trois astres à la place d’un, trois soleils mais une seule Lune, pourquoi trois soleils et seulement une Lune ? peut-être que si je parvenais à comprendre ceci je pourrais comprendre cela ?

 

Après tout, c’est ainsi que tout doit se faire, pas à pas, premier pas, puis deuxième pas, jusqu’à la Lune, ma Lune à moi s’appelle Maria, je ne sais pas comment s’appelle la vôtre mais vous devez en avoir une vous aussi, si vous ne l’avez pas encore trouvée ou ne savez pas comment elle s’appelle, cherchez-là car c’est cette recherche qui donnera un sens à votre existence par-delà le chaos et les convulsions, il n’y a pas d’autres mots ou pensées pour chasser les maux dont je vous parle.

 

Je marche et cherche ma Maria. Elle doit être quelque part au milieu de cette longue cohorte, elle ne peut pas être ailleurs. Au moment où je vous écris ces mots je vois des lueurs rouges dans le ciel, des lumières bleues à l’orient et des éclairs jaunes au couchant. S’il n’y avait cette horrible omniprésence de la grande faucheuse on pourrait trouver ceci fort beau.

 

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De l’interruption brutale de nos tergiversations, de la réaction des uns et des autres en situation d’urgence, des propos d’une machine à gaz vaguement politicienne


De l’interruption brutale de nos tergiversations, de la réaction des uns et des autres en situation d’urgence, des propos d’une machine à gaz vaguement politicienne

 

 

 

 

Je vous écris ces lignes à la hâte. Je ne sais pas si elles vous parviendront. Je ne sais pas si ce que vous lirez correspondra à ce que j’ai écris. Mais je dois le faire. Sinon comment pourrez-vous savoir ? Comment pourrez-vous appréhender l’étrange retournement des tenants et bouleversement des aboutissants qui s’est produit aujourd’hui ?

 

Nous attendions que la réalité se dévoile, que la vérité laisse apparaître une parcelle d’elle-même, vêtue ou non, qu’après avoir laissé nos esprits se vider nous nous trouvions en mesure, enfin, de comparer nos notes mentales et de nous accorder sur ce qui s’était produit lors de ce trop fameux entretien avec ce couple en charge de cette étrange colonie sise aux abords d’une oasis, tel un vaisseau luxueux, à quelques kilomètres seulement d’une étendue immense et sans limite ou presque ayant été dévastée et détruite par le feu de la violence, de la mort, des viols, des destructions et des pires frayeurs.

 

Il est indéniable que cet homme et cette femme, sans âges, souriants et confiants, calmes et sereins, ne pouvaient pas ne pas savoir ce qui s’était passé dans ce lieu perdu, et qu’en conséquence de quoi nous devons l’avoir entendu de leur bouche, d’une manière ou d’une autre, nous savons mais nous ne nous rappelons pas, nous ne pouvons peut-être pas admettre l’inadmissible, mais à tout le moins nous désirons lever le voile, nous le devons à celles et ceux qui sont morts ou qui souffrent, à ce vieil homme qui nous l’a demandé en expirant sur le genoux de Maria.

 

Nous prenions notre petit-déjeuner lorsque des véhicules ont fait irruption dans la colonie émeraude à grande vitesse, se sont arrêtés à proximité de notre bungalow, ont déversé un nombre non négligeable de miliciens affublés de costumes guerriers et parés d’objets ne servant pas seulement de décoration chez des militaires d’occasion, et les ont laissés se lancer à l’assaut de notre petite chambrée.

 

Nous avons été surpris dans notre lent éveil dans cette antichambre du paradis ou de l’enfer, allez savoir les deux sont probablement pareils, et n’avons guère eu le temps de réfléchir.

 

Le Yéti anarchiste a hurlé quelque cri étrange issu du plus profond des entrailles du temps et des montagnes et s’est précipité sur les premiers intrus en leur lançant des objets de diverse nature. Les trois pingouins se sont enfuis en tenant leurs lunettes roses à la main et en disant par la foi de Saint Piero della Francesca ceci ne saurait se produire sans réaction de notre part, et pour que cela soit évident nous nous éclipsons ce qu’ils ont fait avec une parfaite dextérité en s’envolant avec force battements d’ailes.

 

L’autruche volante, flottante et trébuchante a souhaité faire de même mais s’est emmêlée les ailes et a décidé de courir à la manière d’un émeu désabusé en chantant : « je ne sais plus, moi non plus, c’est ainsi, je ne sais plus, pourquoi, pourquoi pas, alerte et pas, demain ou, deux degrés à droite et cinquante à gauche devant et derrière, bonjour » puis s’est écroulée à terre après avoir heurté la porte de la ferme adjacente. Elle a été immédiatement arrêtée en même temps que la machine à gaz rondouillarde et politicienne qui a tendu les tentacules lui servant de tuyaux lorsque le premier soldat ayant réussi à esquiver les coups du Yéti a fait irruption sur la véranda. Elle s’est exprimée solennellement disant : « je vous ai compris, l’expression de vos visage est de colère mais vos cœurs sont purs, ce pays est beau et vous ne supportez pas la violence, je le comprends bien, c’est ainsi, j’agirais de la même manière si j’étais parmi vous, l’un des vôtres, c’est pourquoi je ne souhaite qu’une chose, vous comprendre, et pour ce faire je me dois d’être libre de mes mouvements, observateurs privilégiés et amical, neutre et objectif. Entendons-nous bien mes frères, mes camarades, mes amis. » Elle n’a pas pu terminer sa phrase et s’est trouvée projeté au sol et lui aussi arrêté.

 

Quant à l’extincteur fort sage, comprenant que tout était perdu avant même que cela ne commence, il s’est simplement mué en extincteur tout court, silencieux et immobile, contre le mur, et on l’a laissé ainsi, pour solde de tout compte, mieux vaut qu’il soit à l’abri. Entre temps, le Yéti s’est trouvé immobilisé et embarqué dans un camion mal bâché.

 

Le radiateur jaune artiste multiforme et confronté à des délires fréquents dû à la juxtaposition de personnalités parallèles mais également perpendiculaires, s’est contenté de dire : « tout est fini, fort l’honneur. Mais non, cela ne peut pas se terminer ainsi. La ferme. Quoi ? Je te dis que les choses ne finissent jamais, ne commencent jamais, elles sont et c’est tout. Donc tu es. Moi aussi alors ? Pourquoi pas ? Au moins tu es d’accord ? Pas vraiment mais tout le monde s’en fiche non ? Pas Kierkegaard ! Qui c’est ce type ? » Mais les soldats n’ont pas réagi, ils ont probablement cru qu’il s’agissait d’une radio italienne ou française retransmettant une interview de quelques membres influents du gouvernement.

 

Maria était affolée. J’ai craint pour elle. Me remémorant les paysages souillés que nous avions traversés les jours précédents, je me suis précipité vers elle et l’ai camouflée aussi bien que j’ai pu le faire derrière le massif de verdure sur la terrasse puis, au moment où l’on arrêtait la machine rondouillarde je suis revenu dans la pièce centrale en criant : « cessez le feu. Nous nous rendons. Nous admettons tout. Nous signerons où vous voudrez les plus belles des confessions. Nous sommes humains après tout. Donc, le courage n’est pas nécessaire. Nous terminerons tous au paradis, même vous, alors ne gâchons pas notre plaisir. Nous sommes à vous. Et inversement, enfin je me comprends. Allons, cessons nos amusements. »

 

Ils m’ont jeté quelque chose sur la tête et ce n’est que quelques heures plus tard que j’ai réalisé que nous étions bel et bien prisonnier de quelques miliciens, mais que mon stratagème ridicule avait fonctionné, ils n’ont pas poursuivi leur recherche et se sont contentés de nous quatre, la machine à gaz, le Yéti, l’autruche et moi-même.

 

Je vous écris en tapotant sur le mécanisme confus de ladite machine à gaz, elle servira au moins à cela. Mes amis sont inquiets. Je le suis aussi mais en pensant à Maria laissée seule dans ce monde brutal. Je laisse les dernières lignes à la machine à gaz qui souhaite conclure cette chronique :

 

« je vous ai compris, je vous ai compris, je vous ai compris, je vous ai compris, je vous ai compris, je vous ai compris, je vous ai compris, je vous ai compris, je vous ai compris, je vous ai compris … »

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Des inconvénients de la réincarnation et des travers d’un radiateur jaune artiste multiforme et d’une machine à gaz rondouillarde et politicienne


Chronique 54

Des inconvénients de la réincarnation et des travers d’un radiateur jaune artiste multiforme et d’une machine à gaz rondouillarde et politicienne  

Notre longue marche a débuté mais sous des auspices qui ne sont pas forcément les meilleures.

Certes, nous avons enfin réussi à surmonter cette déficience tant de l’origine que du but, nous ne nous mettons plus martel en tête quant à savoir si nous étions sur l’île de Vienne, la Mer d’Autriche, celle de Copenhague, ou les hauts-fonds d’Arezzo, nous ne souhaitons plus forcément atteindre les rivages de Bangkok, et ne croyons même plus que des forces inconnues ou malicieuses nous poursuivent pour nous accuser de tous les maux que la terre recèle. Tout cela est du passé. Nous savons que nous irons tout droit le long de cette route bitumée, noire sur le sable blanchâtre, bordée de lignes plus ou moins ininterrompues jaune, avec l’océan sinistre sur la gauche, et le désert affolant sur la droite.

Mais, nous marchons fort lentement et je ne vois pas comment nous pourrions dans un avenir proche accélérer le pas.

Nous n’avons pas forcément gagné au change comme l’a avoué en catimini ce brave et sage extincteur ce matin.

Nous étions quelque peu habitués au diatribes incessantes et déprimées du grille-pain existentialiste qui sortait de ses grilles les feuillets de Kierkegaard qu’il exhibait au tout venant de la même manière qu’ailleurs et en d’autres temps on le faisait du livre rouge, vert ou noir, des livres soi-disant saints. Nous supportions cela avec désinvolture d’autant que ses crises existentialistes terminaient forcément en larmes et soupirs que Maria parvenait en déposant les éclairs de son regard sur le corps démantibulé du grille-pain à confronter puis assouvir sans trop de problème. Il en était plus ou moins de même des coups de colère de ce bon vieux réfrigérateur que le Yéti anarchiste gérait lui aussi avec une certaine dose de réussite.

Les choses ont changé. Les amis d’autrefois sont devenus les amis d’aujourd’hui mais dans un des habits neufs.

En lieu et place d’un grille-pain existentialiste et d’un réfrigérateur colérique nous avons à faire à un radiateur jaune artiste polymorphe et une machine à gaz politicienne autoproclamée présidente d’un groupement politique intitulé COUAC. Ceci ne me dérangerait pas outre mesure – car chacun a le droit de s’exprimer comme il l’entend – si la posture de l’un et l’expression de l’autre ne posait des problèmes de logistique majeurs : nous progressons à vitesse d’escargot si je puis utiliser cette expression parfaitement impropre, mes excuses les plus plates aux escargots et limaces de toute race, nature, sexe et parure, il n’y avait dans mes propos aucune intention péjorative ni discriminatoire.

Le radiateur, artiste aux dimensions multiples, s’arrête très exactement toutes les 4 secondes et 33 dixièmes pour soit prendre en photo un morceau de caillou, une branche, un reflet du soleil, un bouton abandonné, une demi bouteille de plastique, une boite d’allumettes et, à chaque fois, la contemple sous tous ses aspects en dissertant sur sa beauté intrinsèque : « vous rendez-vous compte ce que le monde recèle de beauté en lui, chaque atome qui le compose est en soi une image de la perfection, qu’elle soit divine ou non cela n’a que peu d’importance. L’image que l’on néglige par trop souvent car l’œil n’y prête plus attention est pourtant truffée de beauté, à en déborder, à composer un océan de merveilles et de chef-d’œuvres. Nous devons chercher au fond de notre âme les échos de cette beauté passée et les laisser s’exprimer sans anicroche, sans filtre, sans recomposition. Regardez cette branche, le galbe de sa forme extérieure, la couleur des reflets du soleil sur ce bourgeon brûlé, regardez là-bas ces brins d’herbes qui sont encore dans leur gangue de rosée matinale et brillent de mille feux. Il s’agit de la réflexion de la beauté du monde dans chaque brique ou composant essentiel qui la compose de manière forcément discrète et invisible. »

Le discours m’importe peu, je vous l’avoue, même s’il est nauséeux, niaiseux et un brin sectaire, mais le fait de s’arrêter un nombre incalculable de fois me pèse d’autant que les rares moments de marche possibles sont à leur tour interrompus par la machine à gaz rondouillarde et politicienne qui s’exprime haut et fort à l’adresse de quelques cactus, fennecs, lézards, ou pierres ponces en tenant un langage mièvre et nauséabond : « Je vous ai compris, nous vous avons compris, nous ressentons au plus profond de nos êtres ces sentiments de frustration et souffrance, de peur et incompréhension, de gêne et dégoût, d’abandon et résignation. Nous les comprenons et les endossons. Nous avons créé cette confédération opportuniste et utopiste des anarchises contemplatifs pour vous porter sans autre ambition que celle de vous tendre une épaule fidèle sur laquelle vous pourrez pleurer tout votre soul. Nous ne sommes pas comme tant d’autres qui font les marchés une fois toutes les quatre ans et disent des âneries à droite et des âneries à gauche au gré des sondages juste pour vous hypnotiser, vous flatter, vous cajoler et recueillir vos votes. Nous cherchons autre chose, votre cœur et votre raison et voulons que ceux-ci choisissent sans autre forme de procès, jugement, analyse, ou étude. Nous voulons que de vous-même viennent ces appels à l’aide que plus personne n’entend et nul ne prononce car il y a trop de différences entre vous, la perle des vivants et eux qui ont répondu à l’appel de l’argent. Avec nous tout sera différent. L’avenir sera rose. Nous mettrons des pavés sur cette plage qui vous brûle les pieds, nous créerons des centres d’attraction sur les squelettes de baleine, nous abaisserons la température du soleil le jour et rehausserons celle de la lune la nuit, nous humidifierons ce sable qui vous brûle la peau et adoucirons vos nuits. Nous le ferons sans démagogie aucune… »

Maria nous a conseillé de ne rien dire pour le moment car nul ne sait quelles sont les conséquences d’une réincarnation mal finalisée. Elle nous a rappelés que s’il fallait agir avec subtilité lorsqu’un somnambule se promenait il pouvait en être de même avec nos amis. Nous devons être respectueux.

Ensuite, elle a noué des fils rouges autour des becs des trois pingouins amateurs de Piero Della Francesca et un fil orange sur l’autruche volante, flottante et trébuchante. Quant au Yéti anarchiste elle lui a demandé de porter l’extincteur sur son dos et de lui faire la conversation.

Elle ne m’a rien dit mais j’ai senti son regard se poser sur moi et les galaxies entières y compris la plus ancienne que l’on vient de discerner récemment se sont mises à danser sur l’écran bleu de mes paupières. Je n’en dirai pas plus pour profiter de ce feu d’artifice.

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Chronique – 60


De Kubrick, de Pirandello, de Kierkegaard, de la réincarnation, des grille-pains, réfrigérateurs et machines à gaz de nature diverse

Depuis le début de cette chronique je n’ai cessé de m’étonner des étonnantes circonvolutions du destin, des étranges aléas de notre quotidien, des sinuosités du présent qui est le nôtre. Aujourd’hui ne dérogera pas à cette règle immanente. Jugez-en donc par vous-même, ceci pourrait je crois susciter un brin d’intérêt de votre part et vous permettre de relativiser les aléas de vos propres vies et devenirs tout en me laissant déambuler tranquillement et sans fin dans les couloirs sombres du labyrinthe qui constitue mon quotidien.

Je vous ai décrit hier ces circonstances impalpables et incompréhensibles ayant conduit à l’explosion du grille-pain existentialiste et déprimé et par suite l’implosion du réfrigérateur colérique. Les circuits internes les plus intimes de nos amis se sont répandus sur le sol et en lieu et place de brillants et charmants amis, ne restaient que des traces désuètes, obsolètes et ridicules ne ressemblant en rien aux silhouettes rassurantes que nous avions l’habitude de côtoyer.

Nous avons passé la nuit dans ma cabine à pleurer nos amis. Nous n’avons pas vu les heures et minutes défiler perdus que nous étions dans cette contemplation intérieure de nos âmes tristes.

L’autruche volante, flottante et trébuchante a, par intermittences, scandé des sanglots longs et lents, des rengaines telles que : « il pleure des oranges à Saint-Pétersbourg, le ciel et la mer sont des aliments pour animaux béants, la vie et la joie sont des musiques sombres, nous irons, vous, je et moi aussi, crapauds et singes ne sont pas des alliages légers de fabrication chinoise » et j’en passe mais comme nous avons perdu l’habitude de songer à donner sens à ce qui n’en a visiblement pas nous l’avons laissée chanter et avons trouvé cela plutôt approprié car, après tout, la disparition de nos amis était pour le moins ridicule et sans aucune sorte de signification ou de sens.

Le surréel, l’irréel, l’incompréhensible et le totalement niaiseux sont parfois intimement liés. La nuit s’est écoulée ainsi, calmement, et au matin nous étions encore ainsi à nous lamenter et à pleurer le départ de nos amis.

Pendant ce temps, Maria a poursuivi sa noble tâche consistant à ne pas accepter l’inacceptable, à cartographier les pièces disjointes et éparpillées, à les regrouper, les sérier, les classer, les nettoyer, les réparer et finalement tenter de les recomposer.

Elle nous a expliqué ensuite qu’il y avait dans le monde deux catégories d’individus, la première, la plus nombreuse, qui s’hypnotisait à force de se lamenter de s’ébahir ou de s’endormir sur son propre supposé sort et la seconde, en voie de disparition, qui se rebellait et s’indignait tout en refusant de baisser les bras, d’abandonner, de se résigner, ou de se complaire d’une situation proprement inacceptable. Elle s’est tue mais nous en avons déduit que tandis qu’elle faisait irrémédiablement partie de cette dernière catégorie, notre appartenance à la première ne faisait guère de doute.

Puis, elle nous a ramené dans la chambre de nos chers disparus et au lieu des débris désastreux de la veille nous avons découvert deux étranges choses, à savoir une sorte de grille-pain jaune éblouissant incrusté dans un radiateur à portes et tuyaux. Nous sommes restés immobiles et interdits de nombreuses minutes, sans savoir ni comprendre ce qui se passait.

Maria a rompu non point le pain car elle ne souhaitait pas tester son œuvre mais le silence et a expliqué ce qui suit : « Voilà le travail. J’ai procédé aussi justement qu’il me paraissait possible de le faire. Des pièces ont irrémédiablement disparu. D’autres étaient très abîmées ou non attribuables. Je n’avais pas de guide ou de manuel et encore moins des assistants puisque vous étiez entièrement pris par vos accablements délirants. J’ai agi tandis que vous vous lamentiez. Le résultat n’est pas parfait mais voici le semblant d’une renaissance, un grille-pain réfrigérant. Par contre, je ne suis pas encore parvenu à mettre l’ensemble en marche, je ne suis pas Mary Shelley ».

Nous avons contemplé l’entremêlement de deux amis chers, une étrange chose, difficile de la nommer autrement. Elle ne ressemblait à rien.

Les pingouins ont regretté ce travail inutile et ont dit qu’il aurait mieux valu vendre les pièces détachées pour ensuite alimenter un fonds pour l’établissement à plus ou moins terme de la province indépendante d’Arezzo puis la proclamation de la république chapellaine de Piero della Francesca.

Le Yéti anarchiste n’a pas succombé à une crise de fous rires mais au contraire à des assauts de sanglots.

L’extincteur s’est contenté de dire « Pourquoi pas ? ». Quant à moi, j’ai murmuré « et maintenant ? ».

Maria a haussé les épaules en soupirant et disant « décidément ! il faut tout faire soi-même ! ». L’extincteur s’est repris et a suggéré de procéder à la manière du savant de Métropolis et d’user de force électrique mais Maria l’a interrompue.

« Le grille-pain a explosé et le réfrigérateur implosé. Nous procéderons donc de manière diamétralement opposée. Nous ferons imploser le grille-pain et exploser le réfrigérateur ». Elle a alors demandé au Yéti de se tenir prêt à sauter sur le grille-pain pour le faire imploser sous son poids. Quant à l’autruche elle lui a demandé de chanter sans interruption pour faire exploser de colère le réfrigérateur.

Dix minutes de chants parfaitement insupportables ont suivi et alors que nous étions tous prêts à jeter la pauvre autruche par la fenêtre, des vibrations se sont diffusées sur le corps livide du réfrigérateur pneumatique à portes et tuyaux.

Au signal de Maria qui a suivi le Yéti a sauté brusquement sur le grille-pain provoquant sont étouffement immédiat. Puis tout a cessé et après quelques secondes à peine, des voix se sont fait entendre, celles entremêlées de nos chers amis disparus.

Ils étaient de retour mais évidemment épuisés et, surtout, dans des corps différents des précédents. Il y avait eu une sorte de processus de réincarnation. Le grille-pain s’était transmuté en un radiateur miniature jaune et le réfrigérateur dans une machine à gaz, ronde et trépidante.

Nous souhaitions leur parler mais Maria a fait évacuer la cabine et ai restée seule avec eux pour qu’ils se reposent sans devoir supporter nos commentaires improductifs et épuisants.

Nous avons ainsi récupéré nos amis. Une résurrection mécanique. Deux réincarnations miraculeuses. Maria est certainement une sainte. Il faudra évaluer tout cela à tête reposée.

Pour l’heure nous avons décidé de procéder de manière calme et pondérer et tous, en chœur, nous sommes endormis. C’est de là que je vous écris ceci, à vous mes cher(e)s et fidèles lecteurs/trices.
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Chronique – 59


Du visage le plus réjouissant de la philanthropie, des entrailles de notre cargo, de la fin de Kierkegaard, du réfrigérateur et du grille-pain

Je vais essayer de relater avec précision les évènements proprement désastreux de cette journée qui pourtant s’était annoncée sous les meilleurs auspices. Ceci est d’importance et me permettra de conserver une forme de dignité alors que tout mon être ne demande qu’à pleurer à l’idée de la perte de deux êtres si chers, des compagnons, des amis.

Le soleil s’est levé sur un océan vaguement vert turquoise, passablement bleu et généralement gris, ceci en raison, j’imagine d’une certaine brume planant sur la crête des vagues peu épaisses mais puissantes. Nous avons bien dormi dans l’ensemble, à l’exception de l’autruche volante, flottante et trébuchante qui s’est révélée être particulièrement vomissante et nauséeuse en pareilles circonstances et avait passé l’essentiel des heures sombres a alimenté les poissons de l’océan du repas de la veille. Ceci d’une certaine manière compensera la farouche pêche des trois pingouins amateurs de Piero della Francesca qui s’étaient livrés à une copieuse et gourmande exploration des fonds marins durant les dernières heures de clarté.

Maria, l’extincteur fort sage et moi-même avons à l’invitation du capitaine Suisse – qui en réalité s’est avéré être Letton de par son père et Paraguayen de par sa mère – exploré les profondeurs du cargo sur lequel nous avons élu domicile et constaté qu’il regorgeait de matériels divers destinés à apporter développement et civilisation à plusieurs régions reculées, des dons et cadeaux de délicieux philanthropes dont je ne cesserai de clamer ici la bonté, la générosité et le mérite.

Suivant docilement les explications du capitaine nous avons noté pêle-mêle des tonnes de lait en poudre et médicaments dont la date d’expiration était à peine dépassée de quelques jours ou semaines et apporteront lorsqu’ils seront reçus par les populations martyrisées par le destin et les conséquences d’injustes guerres leur lot de soulagement et consolation ; des caisses de fusils et munitions à l’attention de chasseurs souhaitant apporter leur contribution au rétablissement d’un équilibre juste et durable et permettre ainsi aux espèces les plus menacées de mieux s’exprimer et se développer ; des milliers de tubes ou matériels similaires qu’initialement j’avais faussement pris pour des mortiers, lance-missiles ou bazookas mais dont le capitaine nous a expliqué qu’il s’agissait de tuyaux sophistiqués destinés à apporter l’eau à des populations qui en étaient privées jusqu’alors ; des moteurs et autres engins lourds ressemblant à des moteurs d’avions mais en réalité de tracteurs et faucheuses d’herbe sûrement fichtrement efficaces ; des réservoirs de produits chimiques, essentiellement des engrais et insecticides, sur lesquels les fournisseurs et bienfaiteurs avaient dessinés des têtes de mort pour éviter que des enfants ne s’en approchent et ne développent des maladies de peau bénignes ; des véhicules que l’on aurait pu prendre pour des véhicules de milices populaires ou de police, voire même pour des tanks mais qui n’étaient que des moissonneuses batteuses ou équivalents et qui dès leur réception par des villages d’agriculteurs serviront à rehausser leur niveau de vie et à participer à l’épanouissement d’une paix civile durable et faste entre des clans, populations, tribus précédemment ennemies ; et des milliers de coques ovoïdes que l’on aurait pu là également confondre avec des munitions, grenades ou mines mais qui étaient destinées à la construction et au développement micro industriel dans des zones reculées.

Nous avons été fortement impressionné par cet étalage de bienfaits et bénédictions et l’avons dit au capitaine qui en a éprouvé une fierté à peine marquée, ce qui est d’évidence une marque de modestie et d’humilité de la part d’un travailleur de la philanthropie universelle animée par le souhait de construire hôpitaux, écoles et hospices pour soulager les populations les plus démunies au détriment de l’aboutissement d’une carrière qui aurait pu être probablement bien plus rémunératrice sous d’autres cieux.

Nous l’avons félicité lui et son équipage et tous ont apprécié dignement ce geste de solidarité même si nos propres ambitions sont bien différentes et apparaissent dérisoires comparées aux leurs. Ainsi est le monde.

Nous aurions continué ainsi longuement si nous n’avions soudain entendu des hurlements venant de nos cabines.

Nous nous y sommes précipités et avons rencontré les trois pingouins totalement désarçonnés qui venaient à notre rencontre en criant et gesticulant.

Nous les avons suivis et avons pénétré dans la cabine que le réfrigérateur colérique et bondissant partageait avec le grille-pain et l’extincteur.

De prime abord nous n’avons rien vu de particulièrement horrible si ce n’était des fils, conduits, grilles, fusibles, plastiques, et portes diverses parsemant le sol ce qui nous a fait songer immédiatement à une cérémonie de striptease semblable à celle menée sur la belle et noble île de Vienne il y a quelques temps.

Mais il ne s’agissait pas de cela. L’autruche volante, flottante et trébuchante nous a, à sa manière, éclairé sur ce qui s’était passé, un évènement dramatique et funeste, une explosion de violence dans un coin d’univers navigant pourtant marqué par l’altruisme, le calme et la sérénité.

Un marin qui avait assuré la veille durant le dernier quart de la nuit s’était réveillé après la sieste et confondant la susdite chambre avec la cuisine avait fouillé dans les viscères du réfrigérateur colérique, y avait déniché un pot de confiture de griottes que celui-ci avait caché là pour dieu sait quelles raisons, puis, apercevant notre ami, le grille-pain existentialiste, s’était mis en tête de griller des toasts.

Il avait alors tenté d’enfiler un morceau de pain dans les sphères intimes de notre ami mais n’y parvenant pas avait tenté d’extirper le livre précieux que le grille-pain cachait en cet endroit.

N’y parvenant pas il avait ensuite essayé de faire sauter le couvercle avec une cuillère en bois ce qui avait fini par réveiller nos deux amis ensommeillés suite à une longue discussion sur l’ironie et les abus du clergé scandinaves.

Faisant face à une telle intrusion ils s’étaient tendus et avaient réagi avec brusquerie provoquant par quelque malicieux tour du destin l’éjection des feuillets kierkegaardien.

Le grille-pain s’était alors mis à hurler faisant s’enfuir le marin effrayé.

Mais, ceci n’avait pas calmé notre ami qui avait tenté de sauver les feuilles chéries, sans succès car le réfrigérateur les avait par méprise, mégarde et maladresse soit écrasées soit déchirées.

Le grille-pain n’avait pas pu soutenir la vision d’une telle scène et avait littéralement explosé en mille morceaux, un spectacle implacable d’une telle dureté que le réfrigérateur avait ressenti ses circuits intérieurs se contracter puis imploser.

D’où les milliers pièces détachées parsemant le sol de la cabine. D’où la disparition de nos amis. D’où notre grand malheur.

Nous avons perdu nos deux amis.

Je ne sais plus que dire, croire ou faire. Le Yéti anarchiste a pleuré lui aussi. L’extincteur également, mais en soutenant que peut-être nous pourrions soigner ou réparer nos amis. L’autruche a chanté un requiem pour contrebasses et trombones à coulisses.

Maria a demandé à chacun de garder son calme et trier les pièces. Je ne sais que faire pris entre le désarroi et la peine intenses d’un côté et le sentiment que peut-être tout n’est pas perdu de l’autre.

Allez donc savoir ce qui adviendra car après tout en tant qu’être organique je ne sais comment la mort s’installe gravement et lentement dans un être mécanique. Nous sommes révoltés, apeurés, malheureux, désolés.

A part Maria qui s’agite avec efficacité, les autres regardent la scène du crime ou du suicide et se désolent. Il n’y aura plus jamais d’amour à Saint-Pétersbourg a conclu l’autruche, des mots dont je lui laisse l’aimable paternité.

Que la nuit nous étouffe, il n’y plus que tristesse et malheur !

§961

Chronique – 57


Du curling, du handball, de la relativité, d’une nouvelle fuite en perspective, et d’une bulle de calme que nous laissons derrière nous… 

Nous sommes sur le départ.

Il y a une sorte de nostalgie inhérente à toute situation de ce type. Certes, dans notre cas, des nuances se sont introduites dans cette action. Dans la mesure où nous ne savons guère où nous sommes, dans la bonne et vieille île de Vienne ? Bangkok ou Singapour ? Ailleurs ? Ni où nous irons passées les limites ténues entre le présent et l’avenir, il y a un flottement dans notre action, des interrogations qui sont présentes mais non dites, par pudeur ou peur, parce que parfois il vaut mieux taire ses émotions que les énoncer au risque de faire capoter ce qui doit advenir.

Au vrai, l’avenir n’est pas clairement tracé mais la nécessité qui est la nôtre de devoir nous enfuir à nouveau est évidente.

Je pensais, naïvement, qu’après être entrés dans cette poche du temps, au bord de cette rizière calme et douce sur les eaux de laquelle les nuages se reflétaient jouant capricieusement avec le soleil tel un chat avec une pelote de laine, nous pourrions demeurer ainsi délicatement et sensuellement pour des jours sans fin, mes amis, Maria et moi, mais le destin, cette épée suspendue au-dessus de nous, s’est joué de ceci comme de toute autre chose, nous a propulsé dans le monde des vivants et de par la voix d’un représentant de quelque corporation philanthrope qui souhaitait nous extraire nos vies, nos destins, le sel de notre sang et le sang de nos veines, pour les plaquer sur des images fades et sans relief en guise d’anesthésiants propres à la consommation des masses sans nom et sans espoir, ayant oublié leur nom, ayant oublié leur souhait ou nécessité de réaction, car elles sont constituées de vivants et le vivant devrait être par définition rébellion, réaction, révolte, nous a proposé l’inacceptable, nous défaire de notre rêve et notre réalité double, nous défaire de notre ombre et nous laisser nus mais riches dans un monde squelettique, aride et pauvre, désertique, une perle de larme suspendue au bord de nos âmes.

Nous avons refusé.

Maria lui a fait comprendre cela avant même qu’il ne s’éloigne au volant de sa Cayenne de tous les temps, celle de l’arrogance et de la bêtise, puis elle nous a demandé de faire nos bagages, ce qui a été fait rapidement car nous n’en avons pas, n’en avons jamais eu, n’en aurons jamais, et nous avons soupé pour la dernière fois près de cette rizière, douce parenthèse entre toutes les réalités de nos vies.

J’ai demandé à Maria comment nous ferions pour partir car toutes nos tentatives précédentes se sont heurtées à des murs transparents, à des impossibilités profondément enfouies en nous, dans les autres, avec irruption de personnages palmés lénifiants ou autres personnifiant nos craintes ou nos angoisses, et provoquant un chamboulement de l’ordonnancement du temps, des lieux et des aspirations des uns et des autres.

Maria a simplement suggéré que nous partions, que nous quittions ces lieux, en longue et lente procession, vers l’est, le levant, l’endroit où naissent tous les espoirs. Mais, je ne pas agréé à cette idée car sur une île aller toujours dans une même direction conduit soit à toucher l’eau soit à revenir sur ses pas. Par ailleurs, les multiples exemples précédents ont été révélateurs, chaque fois des écueils, des récifs, des bancs de sable, dieu sait quoi encore, se sont dressés entre nous et notre but, surgissant du milieu de nulle part et balayant du revers d’une main le semblant de volonté que nous avions.

L’extincteur sage a abondé dans mon sens précisant que la science des probabilités jouaient contre nous et qu’immanquablement quelque chose surviendrait qui ferait tout s’écrouler, le jeu de cartes, les cartes et nous avec.

Le grille-pain a dit que le jeu macabre dans lequel nous étions plongés depuis des lustres n’avait aucune raison de s’arrêter mais qu’il paierait cher pour savoir qui tirait les ficelles de ce théâtre de marionnettes.

L’autruche volante, flottante et trébuchante nous a suggéré dans son langage difficilement compréhensible de nous cacher derrière quelque artifice et le réfrigérateur colérique qui pour une fois ne l’était pas a proposé de nous déguiser : nous sommes déjà pour d’aucuns déguisés, donc si nous nous déguisons à nouveau nous risquons de nous perdre, c’est une fait mais ce n’est pas bien grave nous en avons l’habitude, mais surtout nous perdrons sûrement celles ou ceux qui souhaitent nous suivre à la trace ou contrarier notre route de Vienne à Bangkok en passant par Arezzo. Alors déguisons-nous !

Cette idée n’était pas plus stupide qu’une autre, il faut bien l’admettre et chacun s’est mis à gratter son menton ou ce qui en faisait office à la recherche d’une solution. Les trois pingouins ont proposé un déguisement de la renaissance mais nous n’avons guère accordé d’attention à cette proposition.

Le Yéti qui avait l’heureuse disposition d’aimer le cinéma nous a parlé du film de Uberto Pasolini ‘Sri Lanka National Handball Team’ ou la disparition en Allemagne, réelle, dans la nature d’une fausse équipe de handball, mais d’une vraie bande d’amis à la recherche de visas pour le paradis européen. Pourquoi ne pas faire de même ? Nous pourrions nous abriter derrière un simulacre similaire, n’est-ce pas ?

L’idée n’était pas mauvaise mais comme les pingouins à lunettes roses l’ont mentionné, il n’est pas évident de faire deux fois la même chose.

Alors, a suggéré le grille-pain, restons dans le même registre et inventons quelque chose de crédible et différent. Pourquoi pas une équipe de curling ? Parce que nous sommes en Autriche et que les gens doivent avoir une idée, peut-être très vague mais une idée quand même, que ce sport existe. Nous n’aurons qu’à nous revêtir de maillots un tant soit peu harmonisés et nous pourrons rejoindre un aéroport et prendre le premier vol pour où bon nous semblera.

L’idée en soi n’était pas plus ridicule qu’une autre et nous l’avons adoptée.

Nous serons donc les représentants dignes de l’équipe de curling de Papouasie Nouvelle Guinée. Ainsi en sera-t-il. Certes, les différents membres de cette équipe seront quelque peu différents du standard habituel colporté par les médias mais après tout rien n’est surprenant dans ce monde et s’il est évident que l’inhabituel ne choque pas et que les gens se fichent comme d’une guigne de ce qui peut arriver à celui ou celle qui s’écroule dans la rue, alors pourquoi se soucieraient-ils d’une équipe de curling non composée de cousins ou cousines de basketteurs, acteurs, chanteuses, politiciens ou autres ?

Va pour le curling et va pour la Papouasie Nouvelle Guinée.

Qu’on se le dise.

Le gardien de notre équipe sera le grille-pain, les ailiers seront le Yéti et Maria, les trois pingouins seront défenseurs, et le réfrigérateur, l’extincteur, l’autruche et moi-même seront attaquants, un bon 4-2-3-1, pour autant que cela existe en curling…

Comment ?

Vous me dites qu’il n’y a pas de but en curling, d’accord, autant pour moi, mais chez nous en Papouasie Nouvelle Guinée il en est autrement…

Je vous l’ai dit un million de fois, tout est relatif, foi d’Einstein, de Borgès et de Tanizaki.

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Chronique – 56


De Kiergkegaard, d’Ishigure, de mes projets et du regard de Maria

Nous faisons face à la rizière et le temps s’écoule lentement ce qui contraste singulièrement avec les évènements de ces dernières semaines. Nous sommes entrés dans une bulle de temps dans laquelle ce dernier semble enfin reprendre un cours et un débit normal après des semaines épuisantes à courir après toutes sortes de priorités, urgences, pressions, fuites en avant, discussions stériles, tels ces dormeurs qui cherchent dans leurs rêves à atteindre quelque cible s’effaçant au fur et à mesure de leur difficile progression. Nous étions des jouets d’Ishigure pour autant que cette comparaison s’applique sans être emphatique.

Il reste que nous sommes dans ce petit endroit retiré du monde à l’autre extrémité de l’île de Vienne et sentons enfin les secondes et les minutes perdre leur appétit frénétique et se comporter en cartographes appropriés, adéquats et minutieux de nos vies, rien de moins mais rien de plus.

Nos amis ont répondu à Maria qui souhaitait savoir comment ils pourraient envisager un séjour de longue durée au bord de la Mer d’Autriche, dans cette spirale tropicale lourde et chaude, au milieu des rizières, des orchidées, des temples et des sourires.

Après le Yéti, le les pingouins et l’extincteur, les regards se sont tournés vers moi en attente de ma raison. Celui de Maria s’est posé avec douceur mais profondeur dans mon esprit pénétrant par le seuil de mes yeux et plongeant dans les racines de mon être.

Je sais qu’elle lit en moi comme dans un livre ouvert. La réciproque est naturellement totalement inenvisageable dans la mesure où mon regard ne parvient qu’avec des efforts considérables à se poser sur ledit seuil et ensuite s’évapore avec la rapidité d’une étoile filante. Les choses sont ainsi faites dans ce monde incompréhensible qui ne peut concevoir que l’iniquité.

J’ai soupiré, non pas d’aise mais de faux-semblants, et me suis mis à réciter une réponse banale, maladroite, décousue, indiquant pêle-mêle que si les circonstances s’y prêtaient si d’aventure le champs des possibles se trouvaient non pas sous les pavés mais dans les rizières, si l’avenir était ici plutôt que là-bas, a-vau-l ‘eau ou pas, dans cet univers et pas dans un autre, si la réalité était telle que nous la vivions et pas différemment, si le monde était tel que nous le ressentions et que réellement il y avait un yéti, un grille-pain, un extincteur, des pingouins, un réfrigérateur, une autruche, et Maria, si moi j’étais bien parmi eux, et eux avec moi, si tout cela n’était pas un rêve, un effet de mon imagination, ou un prélude romanesque et bien, dans un tel cas, pour peu que les choses s’y prêtent, que cela ne soit pas inconvenant, insoutenable ou impossible, l’idée de pouvoir essayer de rompre les peurs et frayeurs, les miennes, et me rapprocher des yeux de Maria, lui parler plus amplement et librement, vivre près d’elle, simplement, pas autrement, serait pour moi plus limpide qu’une eau de source et frais qu’une goutte de glacier, puis je me suis tu et tel un gamin timide et parfaitement ridicule j’ai enfoncé les mains dans mes poches et ai lancé mon regard vers les rizières environnantes me disant que si un gouffre s’ouvrait sous mes pieds se serait aussi bien.

Le grille-pain m’a regardé avec une forme de jalousie teintée d’amusement puis a feuilleté avec énergie les pages de son manuel Kierkegaardien à la recherche d’une réponse appropriée. Le Yéti a été pris d’une nouvelle crise de fou-rires mais s’en est tenu à quelques hoquets seulement sentant bien le regard de Maria sur lui.

Puis Maria a conclu la discussion en disant simplement, très bien, très bien, je crois que tout est dit, n’est-ce pas? L’autruche volante, flottante et trébuchante a nié ce point et suggéré que Maria parle à son tour. Je n’ai rien dit de plus et me suis contenté de regarder les étoiles invisibles en journée et me suis dit que décidément le temps ferait peut-être mieux de s’écouler plus rapidement. Après tout…
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Chronique – 47


D’une déambulation viennoise, des fantômes du passé, de Malher, Zweig, Freud et quelques autres

Le destin est souvent cruel.

Partis de Copenhague puis de Vienne pour Bangkok via Arezzo à bord d’embarcations de fortune, nous avons dérivé des jours durant pour finalement échapper de peu à la noyade et nous échouer sur un banc de sable perdu au fin fond de la Mer d’Autriche.

Il ne nous aura fallu que quelques heures de zodiac pour revenir à notre point de départ, à savoir Vienne la douce à l’embouchure du Danube, au milieu de ses rizières, temples d’or, et marchés aux fleurs exotiques.

Nous avons retrouvé cette belle ville dont l’histoire se perd aux racines de l’Europe médiévale, mais avec un bémol : sillonnant les rues de cette capitale d’antan, nous n’y avons que très peu retrouvé l’atmosphère qui devait prévaloir sous Zweig, Mahler, Freud ou Schnitzler. Ceux-ci auraient bien du mal à s’y retrouver avec les tours immenses et majestueuses, le fleuve déambulant entre des habitations tumultueuses, des temples d’or, une population bigarrée à forte connotation asiatique, des contrastes époustouflants entre une vieille Europe confinée dans des musées, des bus à impériale, des maisons coloniales se confrontant à une cité multipolaire, exotique, parfumée et bouillonnante de vie et d’initiatives. Des temples hindous ou bouddhiques au pied de tours finement dessinées selon des principes que l’on pourrait croire hérités du Feng Shu si nous ne trouvions au centre de la civilisation européenne.

Nous avons recherché le château de Schönbrunn que nous n’avions pas trouvé lors de récente visite mais sommes restés bredouilles. Idem s’agissant de la cathédrale, du Hofburg, des maisons peintes par Hundertwasser ou de l’Opéra.

Qui plus est, ce sentiment de croissance exponentielle et exubérante s’est renforcé en constatant qu’en quelques jours à peine, le paysage s’est quelque peu déformé et éloigné de celui que nous avions entraperçu lorsque nous nous cachions dans une petite maison éloignée du centre.

La ville est cette fois-ci carrément calée sur la mer d’Autriche et le port est extrêmement actif. Une partie de la mégapole est maintenant fermement installée sur une île que nous n’avions pas notée alors et celle-ci s’est éloignée de l’autre rive. Le monde est mouvant, la réalité est fluctuante, les repères difformes et voilés.

Mozart se sentirait totalement perdu dans ce monde étrange. Pour ma part, je déambule dans ces rues que je ne reconnais pas, qui ont changé pour la plupart dans un environnement méconnaissable. Un peu comme si revenant dans mon appartement je le trouvais éclaté, les pièces ayant bougé et changé de perspectives, les meubles s’étant transformés et implosés en nouveaux objets semblables sur certains points mais différents sur d’autres, le couloir allongé, les chambres multipliées ou divisées, mais une certitude seule demeurant, voici mon chez moi, qui n’est plus le même.

Semblable au vivant qui évolue rapidement, cette belle ville de Vienne a explosé en quelques jours à peine. Tout aussi surprenant est le climat qui de continental et froid est passé à tropical.

Je ne cherche pas à comprendre plus que de mesure et marche dans ces rues délicieuses et parfumées, tonitruantes, universelles, la main dans celle de Maria qui depuis notre épopée marine s’est rapprochée de moi et souvent pose sa tête ravissante contre mon épaule ce qui me plonge dans un rêve mélodieux. Je porte dans un sac en paille de riz le grille-pain existentialiste et déprimé qui regarde du coin de sa grille les hauts des rues et n’est pas sans exprimer une certaine jalousie en nous voyant ainsi déambuler main dans la main.

Le Yéti, aimable depuis peu, lui a expliqué que l’ironie de sa situation devait lui plaire plus que le chagriner et tester ses introspections. Peut-être lui a-t-il dit trouveras tu enfin une quiétude propre à te rapprocher de la pensée de ton mentor, ce cher Kierkegaard, de ses angoisses, ses doutes, son ironie. Laisse ces deux humains patauger dans leur marasme et concentre-toi sur la plénitude de cette pensée. Retrouve tes racines et celles du vivant dans cette ville qui semble avoir perdu les siennes. Quant à moi laisse-moi chercher d’éventuels Yétis bleus qui pourraient s’y être perdu aussi.

C’est ainsi que le monde déroule ses avenues à l’issue incertaine devant nous.

Ailleurs dans la ville nos amis recherchent des indices qui pourraient les mener à la chapelle d’Arezzo où Piero della Francesca a peint ses plus belles fresques. Ainsi va la vie, dans un dédale parfois méconnaissable.

Et pour poursuivre la diffusion de publicités clandestines de degré 4 sur l’échelle de Plazmer-Dunant telle qu’envisagée par le décret 78 du 7 fructidor an 223 relatif à la liberté, aux droits et devoirs de l’individu heureux et dispos et tout le reste, et vous faire goûter aux joies des mondes oniriques et parallèles je vous rappelle que les chroniques des auteurs sont disponibles en libre chargement sur http://www.pelleteuse.la.rondeuse.cimenterie.et.co.com

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Chronique – 25


Des penchants Kierkegaardiens des grille-pains et des conséquences que cela peut avoir au Danemark

Je n’avais encore jamais observé un grille-pain en colère. Aujourd’hui c’est fait et croyez-moi, cela vaut le détour.

Nous étions en train de nous promener tranquillement dans les rues de Copenhague à la recherche du marché aux fleurs nocturne lorsque près du Palais royal et ses temples bouddhistes nous avons assisté à une scène étrange. Un homme est passé devant nous en souriant le regard perdu dans ses pensées. Le grille-pain l’a alors apostrophé en hurlant à sa manière stridente ‘Soren ? Soren ? C’est toi ? » Le jeune homme aux cheveux ébouriffés nous a regardé, interloqué, puis s’est enfui vers l’embarcadère aux milieux des stands de toutes sortes, des cris et du tohu-bohu habituel.

Il a disparu rapidement dans la foule. Le grille-pain s’est mis à courir de façon saccadée, tout à fait caractéristique des êtres mécaniques de cette nature. Malheureusement, un religieux bouddhiste affublé d’une tunique mauve et jaune a coupé sa route en lui marchant sur le fil électrique pendouillant benoîtement derrière tel un petit yorkshire laissé à lui-même par sa maîtresse d’un autre âge aux abords d’un parc à huitres ou le long de Canal Saint Martin.

Le grille-pain s’est électrifié et s’est mis à hurler « religieux ignorant, tu te prends pour qui ? Kierkegaard, votre grand philosophe, le seul que je reconnaisse, détestait les religions, ces abominables pourvoyeurs de violence et ces détourneurs de foi, la foi véritable, et là, aujourd’hui et maintenant, ici et nulle part ailleurs, alors que ce grand homme passe devant nous dans toute sa jeunesse éclatante tu m’as empêché de le rencontrer, un honneur insigne, un privilège jamais égalable, le … ».

Le moine était déjà loin et le grille-pain existentialiste continuait sa digression tandis que les pingouins à lunettes commentaient tout cela en disant plus ou moins « Kierkegaard on s’en fout, s’est Piero qu’il nous faut, non ? » ce qui n’a pas vraiment facilité les choses surtout lorsque le réfrigérateur s’est écrié avec son sourire à peine plus original qu’un soleil éclairant une grotte au milieu de l’hiver islandais « mais ce type il est pas mort genre y a une éternité » suivi par l’extincteur « oui, exactement, il craignait mourir à 33 ans mais il a tenu jusqu’à 42 ans, en 1855, ce qui ferait 17 ans et onze mois en âge d’extincteur ».

Le grille-pain a continué d’hurler tout en se tapant la tablette inférieure sur la tête : « bande de niais, profanateurs, exécuteurs de basses œuvres, vilipendeurs niaiseux et nauséabonds, vous ne savez pas ce que vous dîtes, ô grand Sören pardonnes-les car ils ne savent pas ce qu’ils disent ». «Ce qu’ils font, on dit ce qu’ils font pas ce qu’ils disent, tu pourrais au moins citer les textes correctement même si c’est pour les critiquer après. La justesse des propos et nécessaire en ce bas monde » a cru bon devoir précisé l’extincteur ce qui lui a valu un autre coup de fil électrique.

Maria, conciliatrice affectueuse et géniale médiatrice a essayé de s’interposer en rappelant que Kierkegaard était naturellement un grand philosophe, que ses travaux avaient eu un impact considérable sur la pensée moderne, que l’existentialisme lui devait tout, que ses recherches sur le désespoir était exceptionnels et que si elle-même était avant tout influencée par Descartes, Leibniz et Hegel elle se sentait proche de ce penseur. «Néanmoins » a-t-elle ajouté « il serait bon que tu te rappelles que le cher homme est décédé il y a un siècle et demi et que le jeune homme que tu as vu ne pouvait être celui-ci, à moins de croire en la réincarnation ce qui n’était pas forcément le cas de ton guide spirituel».

Ceci a calmé un peu le cher grille-pain mais il a néanmoins continué à grommeler pendant un certain temps, pestant contre ses amis et le moine déluré, recherchant du coin de l’œil le philosophe qui lui était si cher et qu’il croyait avoir vu au détour d’une promenade danoise. Il a fini par se calmer devant un étal de fleurs où il a acheté un bouquet de chrysanthèmes jaunes pour l’offrir à Maria.

Je pense que l’incident est clôt mais il nous faudra dorénavant être très prudents sur ces sujets délicats, la philosophie, les religions, tout cela est fort sensible et il convient d’éviter des problèmes éventuels en s’y référant.

J’ai demandé à chacun de ne plus aborder ces sujets qu’avec circonspection et respect et puisque la plupart d’entre nous professons des penchants philosophiques et religieux de nature différente il nous sera impossible de commenter ceux-ci, à l’exception de Maria à qui tout est autorisé, comment pourrait-il en être autrement ?
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Chronique – 44


Des carnets de Léonard, de Kierkegaard, de la classification des survivants en trois catégories, et du conte de Maria   

Notre situation est désespérée, je l’ai mentionné hier, mais elle n’est pas définitive.

Nous avons quitté Vienne la belle, à l’embouchure du Danube, au milieu des rizières, des palmiers, des temples d’or, des fruits exotiques et avons entrepris la traversée de la Mer d’Autriche pour rejoindre au-delà des Alpes Arezzo la douce et y déclarer l’indépendance de la chapelle de Piero della Francesca. Malheureusement, nos embarcations, des baignoires trop bien débouchées ont coulé les unes après les autres et maintenant, depuis des heures interminables, nageons tant bien que mal dans les eaux heureusement très chaudes du haut des Alpes.

Au moment où nos esprits ont commencé à chanceler sur cette ligne de l’ombre qui sépare l’avant de l’après les pingouins aux lunettes roses ont émis une tentative de raisonnement qui nous a soulagé à défaut de nous sauver : Finalement, ont-ils évoqué, notre situation n’est peut-être pas si dramatique que cela. Après tout, notre groupe n’est pas uniforme. Si l’on procédait avec un minimum de discernement comme le faisait un contemporain de Piero, ce bon et brave Léonard, écrivant les trois mille feuillets de ses carnets dans un joyeux fouillis illisible et chaotique, on pourrait nous diviser en trois groupes bien distincts.

D’abord, il y a les flottants, à savoir nous trois et l’autruche volante, dite marmotte gracieuse, qui est flottante comme nous l’avons découvert récemment (NDLR : Nous hésitons à en faire encore état ici étant donné le caractère tragique de cette affaire, mais la publicité clandestine est interdite, selon les règles et édits de Norbert de Poitier-Chalenpoiu, auteur de la loi du même nom, portant référence s’agissant de la liberté d’expression, d’autonomie, et d’indépendance des esprits sains dans des corps sains, alors s’il vous plait ne vous jetez pas sur les carnets précédents c’est inutile, lassant et ne ferait que donner du crédit à ce qui est discrédité, dont acte, gentes dames et gentes sieurs…).

Puis il y a les coulants vivant mais pas respirant, c’est-à-dire le sage extincteur, le réfrigérateur colérique et le grille-pain existentialiste puisque par définition ces vivants-là n’ont pas besoin d’oxygène pour survivre. Leurs carcasses métalliques leur permettront de survivre des siècles au fond de la Mer d’Autriche sur les sommets du Grossglockner, de Marmalada, ou de l’Adamello, peut-être un peu rouillés, certes, mais plus ou moins en bon état. Naturellement, l’extincteur rejoindra le grille-pain dans une forme de dépression avérée dans la mesure où éteindre des incendies au fond des océans ne doit pas être très fréquent mais ceci pourra être surmonté par le sentiment certain d’une grande plénitude et d’un calme serein.

Restent les coulants vivant et respirant, soit le Yéti anarchistes, Maria au regard si profond et l’autre sans nom, qui se trouvent dans une situation un brin plus compliquée. Si nous arrivons à classifier cette catégorie peut-être trouverons-nous encore un élan d’optimisme supplémentaire et pourrons-nous envisager l’avenir avec un peu plus d’optimisme.

Après cette longue litanie particulièrement froide et analytique, le réfrigérateur a signalé que pour ce qui le concernait il y aurait peut-être un intérêt particulier à se trouver au fond des eaux, refroidir pour refroidir autant le faire au fond de l’eau, pas besoin d’utiliser de l’électricité, ce sera cela en moins d’énergie dépensée inutilement, évitera le réchauffement climatique et la montée des eaux, quant à la perspective de ne plus recueillir des crétins de végétaux ou des litres de lait ridiculement muets, elle n’est pas pour me déplaire.

Le grille-pain s’est cependant hasardé à noter que s’agissant du réchauffement climatique et de la montée des eaux il y aurait fort à dire sur le fait que les sommets alpins se trouvent à quelques centaines de mètres sous nos carcasses, non ? Néanmoins, il est un fait que nous devons trouver une forme de sérénité à l’idée de rejoindre le terme de notre accomplissement dans un environnement aussi apaisé. Il est possible que dans ces lieux apaisés je trouve le temps de mieux comprendre l’ironie et la tragique incertitude de Kierkegaard qui, pour l’heure, m’échappent largement, je dois le confesser.

Le Yéti a toussoté pour extraire les morceaux d’algues qui le gênaient, et a simplement fait remarqué que ton bouquin usé tu peux toujours rêver pour le lire au fond de la mer, il va être transformé en torchon pourri désagréable à la lecture. Ce ne sont pas des pages que tu tourneras mais de la bouillie de chat. Alors, ton ironie, tu imagines où elle se trouve en ce moment, non ?

Ceci a plongé le grille-pain dans un état de désarroi profond et désagréable pour tout le monde puisque les cris, pleurs et larmoiements d’un grille-pain sont parmi les expériences les plus désagréables qui puissent être vécues. C’est alors que Maria a prononcé des paroles que pour une fois j’ai enregistrées, dans la mesure où nous nous tenons l’un contre l’autre pour surnager sur la pelure de l’océan, et qu’ainsi je ne me noie plus dans son regard si serein et beau tourné vers le soleil couchant.

Pourquoi envisager ainsi l’avenir. Nous sommes ensemble et le resterons. Il n’y a pas à transiger. L’amitié le commande. Si nous coulons, nous coulerons tous ensemble. Si nous survivons, nous survivrons ensemble. C’est ainsi. Nous sommes unis par un lien plus profond que le canal en dessous de nous. Pour l’heure et vous faire patienter l’issue qui j’en suis sure ne sera pas fatale, et si elle devait l’être qu’importe, la vie aura été digne d’être vécue, je voudrais moi aussi vous conter un d’antan.

 

C’était il y a longtemps. J’avais un chien qui ne me quittait pas et qui écoutait toutes mes confidences avec cette indéfectible sensibilité dont la jeune fille que j’étais avait tant besoin. Un jour, il est parti, c’était un matin de printemps, il est parti simplement, sans se réveiller, vers le monde où les chiens trouvent enfin leur sérénité après une vie bien accomplie, c’est moi qui l’ai trouvé ainsi endormi pour l’éternité, et j’ai pleuré toute la journée qui suivit, en fait mon anniversaire,, mes cadeaux sont restés dérisoirement empilés sur le canapé du salon, et moi misérablement allongé contre mon brave et bon ami dorénavant affalé dans son monde à lui, jusqu’à ce que finalement mon père parvienne à m’extraire de ce tragique enlacement et me dépose sur mon lit.

Je n’y suis pas resté, je me suis vêtue et ai souhaité accompagner mon fidèle ami vers sa dernière demeure dont mon père avait indiqué qu’elle se trouverait au pied du grand arbre faisant face à la fenêtre de ma chambre. Il faisait nuit, une nuit sombre et étincelante, cristallisée dans un froid vif et tranchant. Au pied dudit arbre j’ai levé les yeux et c’est à cet instant précis que j’ai discerné Orion qui se levait, Bételgeuse en tête suivie de la ceinture et du pied de Rigel et je vous jure que le clignement que j’ai discerné était pareil à l’étincelle dans le regard de mon chien lorsque je lui parlais. C’était ainsi. Je vous le promets.

Son regard doux et profond était passé de sa morne carcasse à celle de la constellation d’hiver. J’en ai éprouvé un grand réconfort. Depuis cette nuit-là je regarde le ciel d’hiver, la saison que dorénavant je préfère, avec beaucoup d’attente et de confiance. C’est dans ce ciel là que s’inscrivent mes rêves.

 

Elle s’est tue et nous aussi. Même le grille-pain s’est abstenu de pleurer tandis que des larmes perlaient, j’en suis sûr, je l’ai perçu dans le reflet du réfrigérateur surnageant tant bien que mal face à elle, sur ses joues de velours. Nous attendons la nuit pour regarder le ciel d’hiver.

Nous n’avons plus peur.

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