De la longue cohorte qui avance
Les paysages changent mais demeurent essentiellement les mêmes.
Des vestiges de mondes compressés, des condensés de murs, de tours, de camions ou voitures, des gris foncé ou clair, anthracite ou ébène, les trois soleils dans le ciel brûlent d’une clarté mielleuse, presque laiteuse, des étincelles, des firmaments, des arcs-en-ciel, des objets hétéroclites par milliers ou millions qui jonchent, ou plutôt forment le sol, des gravats et dévalements de murs, de briques, de ciment ou béton, des câbles et fils électriques, carcasses de bicyclettes, tricycles, trottinettes, autrement dit des mémoires de bonheur et plaisir qui maintenant meurent écrasés et comprimés les uns dans les autres, ayant perdu entre temps toute signification, leur innocence d’autrefois, je veux dire d’hier, tout semble se diluer ou pourrir dans un mouroir grandeur nature, avec des odeurs et pestilences qui se gravent au fond des cavités nasales et rappellent à chaque instant la figure hautaine et omniprésente de la grande faucheuse, qui les a attendus, ces chers disparus, qui les attend, ces pauvres survivants, qui nous attend.
La grande et longue cohorte de fuyards de tout peuple et toute nationalité, de tout genre ou âge, avance lentement, les dos sont voûtés, les regards sombres et perdus, les voix mornes, les paroles sobres et sans conséquences, les yeux rougis et asséchés.
Je vous ai parlé de tout cela. Je vous ai dit que les ordres mécaniques, techniques, informatiques, électroniques, s’étaient mélangés, que peut-être, je dis bien peut-être, les pingouins aux lunettes roses amateurs de Piero della Francesca pourraient avoir été à l’origine de ce gigantesque calvaire, cette confusion du chaos et des révolutions, ayant transmis des instructions mixtes, confuses, erronées, à la masse informatique qui nous gouverne, et entraîné par la même la confusion des trois mondes dont je vous ai également entretenu et vous parle encore.
Mais je ne suis plus sûr de rien. Ceci me paraissait évident voici deux ou trois jours, lorsque la possibilité d’un mélange des termes d’Arreso, d’Arezzo, d’Arezo et Areso ai pu provoquer une sorte de compression des mondes illusoires dans lesquels nous naviguions mais maintenant il me semble que nos illusions ou imaginaires sont plus réels que le monde grotesque dans lequel nous évoluons.
C’est dit. Je n’aurais jamais pensé que le jour viendrait où mon imagination peindrait des images plus plausibles et sensées que celles que renvoient dorénavant les réalités complexes du monde dans lequel par la force des choses le groupe improbable d’amis qui est le mien évolue.
Je marche le long d’une cohorte improbable d’humains et animaux qui fuient une réalité ne présentant plus aucun sens avec un pingouin dont le nom est Bob et un grille-pain revenu à la vie depuis hier après-midi et qui depuis lors ne cesse de s’extérioriser en tenant des propos de la nature suivante : « juste une question, une seule, si vous me permettez, je déambulais dans le paradis des grille-pains, une sorte de non-existence radieuse et rougeâtre, quelque chose d’horriblement et délicieusement chaud, très chaud, je suis un grille-pain, ne l’oubliez pas, une sorte de charivari d’impressions et de bouleversements sans aucune saveur, goût ou mélodie particulière, j’avais les mots et pensées de Kierkegaard et la vision de Maria au regard si profond que tous nous nous y perdons tous, moi en tête, j’étais en fait sans sentiment ou sensation particulière et subitement quelque chose m’a rappelé dans le monde qui est le vôtre. Pourquoi ? je n’en sais rien. Toi, tu me dis que c’est parce que des branchements de nature particulièrement inexplicable ont conduit à ce qui est aujourd’hui ma réalité et en passant la vôtre aussi. Franchement, j’aurais préféré que vous me laissiez au cœur de cette grosse lueur éblouissante plutôt que de me ramener ici sans me fournir le mode d’emploi. Parce que tout cela a un sens ? Honnêtement ? Je ne parle pas de vous humains qui de toutes les manières n’êtes jamais parvenu à aligner plus d’une décennie sans vous éventrer ou être éventrés, non je parle du reste de ces abominations que vous faites subir à la nature, la vôtre comme la mienne, et celles dont la nature en retour vous accable. Aucune sorte de sens. Ni alpha, ni oméga, mais peut-être du gamma, je m’entends. Si au moins Maria était là, nous pourrions nous cacher derrière elle et nous laisser guider dans ce monde d’aveugles et d’inconscients. Mais là, avec un humain perdu et un pingouin qui ne fait preuve d’aucun scrupule en cherchant ses frères ou sœurs, que suis-je sensé faire ? Auriez-vous la bonté de me court-circuiter à nouveau ? »
C’est ainsi que j’évolue, mes amis. Avec un pingouin qui apostrophe toute forme vivante ou animale, la secouant, lui criant des insanités, lui arrachant ses vêtements pour voir si en-dessous il n’y a pas de vêtements d’autres vivants, des pingouins en l’occurrence, la bousculant, la traînant dans les flaques d’eau ou ailleurs en hurlant et pestant, la battant , puis la laissant là, pauvre forme frissonnante, pauvre être hésitant et sans âme ayant perdu jusqu’à la notion de malheur et douleur, et un grille-pain existentialiste revenu parmi les vivants à son corps défendant, amer et aigri.
Sans Maria pour nous guider, j’ai dû reprendre le flambeau mais me débats avec l’irrationalité de ce que je vois, entend et ressent. J’ai pris Bob sous mon contrôle immédiat, lui ai passé un corde à la patte pour éviter qu’il ne continue ses excès, ai chargé le grille-pain dans un ballot de fortune que je porte sur mon dos, lui demandant d’avoir la gentillesse de me lire des vers de Virgile plutôt que de Dante, pour éviter qu’il ne disserte sur ce qui nous guette tous, et je marche aveugle dans un monde éclairé par trois flambeaux, trois astres à la place d’un, trois soleils mais une seule Lune, pourquoi trois soleils et seulement une Lune ? peut-être que si je parvenais à comprendre ceci je pourrais comprendre cela ?
Après tout, c’est ainsi que tout doit se faire, pas à pas, premier pas, puis deuxième pas, jusqu’à la Lune, ma Lune à moi s’appelle Maria, je ne sais pas comment s’appelle la vôtre mais vous devez en avoir une vous aussi, si vous ne l’avez pas encore trouvée ou ne savez pas comment elle s’appelle, cherchez-là car c’est cette recherche qui donnera un sens à votre existence par-delà le chaos et les convulsions, il n’y a pas d’autres mots ou pensées pour chasser les maux dont je vous parle.
Je marche et cherche ma Maria. Elle doit être quelque part au milieu de cette longue cohorte, elle ne peut pas être ailleurs. Au moment où je vous écris ces mots je vois des lueurs rouges dans le ciel, des lumières bleues à l’orient et des éclairs jaunes au couchant. S’il n’y avait cette horrible omniprésence de la grande faucheuse on pourrait trouver ceci fort beau.