Âmes pieuses s’abstenir… je vous aurais prévenu!


Âmes pieuses s’abstenir… je vous aurais prévenu!

 

La situation est un brin compliquée et délicate.

 

Nous sommes au centre d’un musée imaginaire, dans une pièce où des toiles blanches sont exposées, joliment encadrées, avec des petits cartons attribuant les uns et les autres à Vermeer, Piero della Francesca, Bellini, Ernst ou Klee, assis en cercle, considérant les vestiges des âmes, les nôtres et les autres, tandis qu’à l’extérieur des voix sombres et en colère se font entendre suivies de chocs sourds contre la porte que nous avons bloquée aussi bien que nous le pouvions.

 

Des hurlements et battements émergent d’un fond sonore tout empreint de violence.

 

Des centaines d’individus venus de nulle part forment une masse probablement grouillante guidée par leur lumière intérieure vers notre solitude morne et grise.

 

Les voix enflent, les sons se propagent, les slogans s’attirent les uns les autres et forment un chœur impromptu et un orchestre inutile.

 

On me reproche des écrits d’avant-hier dont je ne me rappelle même plus le contenu, des références involontaires à des situations religieuses ou similaires.

 

Les voix s’enchevêtrent, s’emmêlent, s’entremêlent et forment un canevas proprement indéchiffrable d’autant plus que l’origine des voix est invisible, nous sommes aveugles, nous sommes muets mais malheureusement pas sourds et entendons les menaces, les cris, les hurlements.

 

Je ne saurais proprement décrire ce capharnaüm, ces vocalises agressives, pieuses et vengeresses mais je crois pouvoir partager avec vous ceci :

 

Voix féminine 1 : Le Dieu Unique, les deux dieux secondaires, les prophètes tertiaires, les bienheureux et bienheureuses quartenaires sont venus sur notre terre et ont imposé la vie, le bonheur, la joie, l’amour, et cet individu les parjure, qu’il meure, que ses textes soient brulés, que ses compagnons soient torturés. On ne saurait remettre en question la bonté de nos guides suprêmes, la beauté de leur action, la sérénité de leur pensée, le calme irradié par leur commisération. Nous bénissons leur action mais maudissons ceux et celles qui les défient avec impudence…

 

Voix masculine 1 : Lors du repas de Brouchyon-les-Ouailles, le grand Féru et ses Saints acolytes ont béni la terre, les cieux et les eaux puis Il s’est tourné vers l’enfant qui contemplait les étoiles et a dit : « Que la joie soit et la foi choit, Que les brebis saines paissent et les autres aussi, Que l’amour diffuse dans les veines et le reste non… » Ceci est limpide, ceci est divin, ceci est commisératif, ceci est généreux et indique bien que le sang ne doit plus se diffuser dans les veines des brebis malsaines. Saisissez-vous de ce parjure et profanateur, écartelez-le, torturez-le, car le dieu saint, béni, ses ouailles généreuses, et l’amour qu’ils prescrivent nous l’ont dicté ainsi.

 

Voix féminine 2 : S’il est une femme parmi eux, qu’elle soit réprimandée, lavée puis violée, qu’on la punisse de n’avoir pas compris qu’ils étaient maudits parmi les maudits pour avoir dénigré les âmes pures, les trois dieux suprêmes, les dieux parallèles, les prophètes aux noms saints et les autres aussi.

 

Voix féminines 3, 4 et 5 : A mort, à mort, à mort, pas de quartier.

 

Voix masculines 2 à 7 : Qu’attendez-vous pour détruire cette putain de porte, pour écraser ces salauds qui profanent nos dieux, qui commettent sacrilège après sacrilège, tuez-les tous, brûlez les mecs, violez les femmes, torturez-les toutes et tous, répandez la peur parmi ceux qui nous combattent et réduisent notre amour de la foi et notre foi en l’amour en simples préceptes creux. Soyons justes et bons. Tuez-les…

 

Voix entremêlées : A mort, tuez-les, détruisez tout, salauds, pourritures, infâmes préposés de Lucifer, Satan et ses sbires, vive la liberté, vive l’amour, à bas les pourfendeurs de l’amour et la bonté.

 

Autres voix entremêlées : Il ne faut pas tolérer les sacrilèges et blasphèmes, ces gens sont la pourriture de la terre, nos quatre dieux, nos saints prophètes et lumières bénies, nos anges d’amour et bonheur nous instruisent de vivre en harmonie avec l’univers et de propager le bonheur, la joie sainte, la sérénité, la non-violence et la paix. Mais, nous ne saurions laisser se propager les virus de la haine, les gênes de la misère et de la guerre. Il faut écraser tout cela dans l’œuf. Il faut réagir et ne pas rester les bras croisés. C’est les larmes aux yeux et la peine dans nos cœurs que nous maudirons ces cloportes, leur arracheront leurs vêtements, les violeront et les puniront car c’est ainsi que le bonheur sera.

 

Ce climat délétère m’insupporte, je dois l’admettre. Il me fait peur.

 

Néanmoins je lui reconnais un avantage, celui d’avoir provoqué une réaction parmi mes amis.

 

Maria au regard si profond que je m’y perdais tout le temps mais qui depuis que je l’ai retrouvée dans ce monde inique, triste, cynique, semblait plongée dans une torpeur et une apathie dont elle ne pouvait sortir, est bien plus alerte et a prononcé quelques mots très doux.

 

La jeune fille au foulard rouge qui l’accompagne et qui était également plongée dans une profonde léthargie donne des signes évidents d’émergence dans notre réalité. L’image enroulée de ma chère autruche volante, flottante et trébuchante est traversée de convulsions et rides ce qui pourrait indiquer une renaissance de notre amie sous une forme autre qu’une simple photographie de taxidermiste.

 

L’extincteur fort sage secoue sa petite tête bien chétive et donne des signes de vie et il en est de même de la machine à gaz rondouillarde à tendance politicienne.

 

Les trois pingouins amateurs de Piero della Francesca ont posé leurs cartes et cessé de jouer avec le Yéti fort placide. Ils m’ont regardé longuement puis l’un, peut-être le dénommé Bob, a dit aux autres que le plus simple pour récupérer un peu de calme serait de le livrer aux crétins qui hurlent. Avec un peu de chance on pourrait peut-être même récupérer une petite somme qui nous permettrait de quitter cet endroit en direction d’Arezzo. De toute manière, il n’a jamais été très utile et comme narrateur il n’est pas très affectueux.

 

Tout ceci me rassure mais modérément je le confesse.

 

Il y a naturellement toujours cette interrogation quant à la présence de mon alter ego l’auteur mais là où il est, je veux dire en travers de la porte, il ne pose pas de problème majeur.

 

Comme en toutes choses, il y a plusieurs manières de considérer la situation, la première est de désespérer compte tenu du peu d’alternatives proposées, la seconde est de se réjouir du fait que pour la première fois depuis longtemps nous sommes réunis.

 

Voir les yeux de Maria retrouver leurs mouvement et profondeur est un pur délice, peu importe le reste.

 

Entre le tumulte extérieur et la plénitude intérieure il n’existe pas de réel lien. Il reste à trouver un équilibre, quel qu’il puisse être. Nous verrons bien. A chaque jour sa peine.

 

Pour vous les choses sont plus simples: si vous devez recevoir un nouveau signal de ce blog demain cela signifiera que nous avons survécu à cet épisode fort fâcheux. Sinon, cela signifiera l’inverse et je vous saurais alors fort gré de vous recueillir un moment sur l’ombre de la liberté d’expression, d’opinion et de pensée qui a un jour été.

 

A demain … j’espère.

 

ohhhhhh! on dirait que la porte s’entrouvre….

 

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Des étranges circonvolutions de l’au-delà et des circonstances qui ont conduit à une conversation entre deux moi-même


 

Des étranges circonvolutions de l’au-delà et des circonstances qui ont conduit à une conversation entre deux moi-même

 

Beaucoup d’évènements en une seule journée, je vais donc résumer ceci de manière relativement télégraphique, ne m’en veuillez pas je vous prie.

 

Tout d’abord, les ours ont disparu! Ils étaient quatre, passagers clandestins de notre esquif désuet et involontairement embarqués dans notre découverte de l’au-delà. Leurs dernières paroles datent de quelques jours déjà lorsque découvrant cet au-delà ni charmant ni charmeur, plongé dans une obscurité totale, suintant l’humidité et résonnant des paroles métalliques nous demandant de patienter un peu plus d’une année avant que l’on ne s’occupe de nous, l’un d’eux avait dit « ça va pas vraiment nous changer, l’obscurité et l’attente on connaît. Allez, une petite hivernation et ça passera » et ils s’étaient tous endormis en parfaite synchronisation et harmonie, une sainte, profonde et ultime sieste.

 

Ce matin, enfin je pense qu’il s’agissait de ce matin, allez donc savoir dans cette triste nuée sombre quelle heure il peut bien être, lorsque nous nous sommes réveillés, ils n’ont pas répondu à l’appel. Nous avons tâté le sol tatamiesque de cet au-delà de petite configuration mais n’avons rien trouvé. Le grille-pain existentialiste s’est référé aux paroles bibliques habituelles selon lesquelles les derniers seront les premiers et inversement et en a déduit qu’ils avaient été choisis par celui ou celle qui gère cet état particulier. Je ne suis pas sûr de partager cette opinion mais le fait est là, ils ne sont plus ici dans l’au-delà mais ailleurs, ce qui est peu précis vous l’avouerez. Cette disparition nous a cependant déstabilisés.

 

Nous avons alors assisté à une scène assez épique durant laquelle Nelly, la jeune banquière dont la finesse des jambes et la vivacité de l’esprit sont d’une proportionnalité arithmétique, et son ancien compagnon dont le nom et la présence n’ont aucune sorte d’importance, ont proposé de vendre aux enchères l’une ses chaussures à talons hauts de marque et l’autre sa gourmette en argent massif sur laquelle son prénom ridicule était gravé avec une modestie toute clinquante.

 

Je n’ai pas vraiment compris l’utilité de cette proposition dans la mesure où les acheteurs étaient en nombre limités, quatre en réalité, ne disposaient plus vraiment de moyens de paiement appropriés car qui saurait déterminer avec justesse le procédé utilisé dans l’au-delà pour subvenir à ses besoins, pour autant qu’il y en ait encore, mais Nelly a rétorqué avec promptitude que « la disparition des ours devrait nous inciter à la prudence, un peu de philanthropie et charité ne feront de mal à personne. Nous procéderons comme l’on procède toujours dans ce genre de situation nous vendrons des biens qui ne nous appartiennent pas vraiment à des gens qui les payeront avec des moyens qui ne sont pas vraiment les leurs au bénéfice d’une cause ignorée mais larmoyante pour le plus grand bien de l’humanité. Alors, s’il vous plait, agissez comme le font tous les bienfaiteurs anonymes, hurlez votre nom, payez à crédit, et souriez avec larme à l’œil et l’œil sur la jambe de votre voisine. » J’ai bien compris que l’anxiété de Nelly devait être montée d’un degré ou cran dans l’échelle non pas de Richter mais de Peter, du nom du paon qui sert à de référence ultime à tous les parangons de la fortune aisément acquise mais difficilement cédée. Nous avons procédé comme Nelly le souhaitait mais sans vraiment parvenir à détendre l’atmosphère.

 

Un peu plus tard, Bob le pingouin aux lunettes roses et grand amateur de Piero della Francesca, a été à son tour entraîné dans un état d’appréhension et d’angoisse fort poussé. Il s’est mis à trituré dans l’obscurité tout ce qui pouvait l’être. Il a fini par dénicher une sorte de thermostat sur lequel il s’est échiné à démonter le mécanisme dont il pensait qu’il permettrait d’ouvrir une porte. Le résultat a été de détruire ladite chose avec son bec fort aiguisé et déstabiliser par la même occasion l’horloge parlante nous indiquant le temps d’attente avant le jugement dernier, ou plutôt la comparution immédiate devant un jury appelé à jauger nos actes, faits et omissions.

 

Ainsi, au lieu de diminuer, le temps nous séparant de ce moment particulier s’est mis à augmenter et ce avec une rapidité exemplaire. La dernière fois où j’ai prêté attention à ce que la voix devenue subitement très aigue et mécanique disait, j’ai noté que nous avions reculé de deux mois dans le temps pour autant que ce mot veuille encore dire quelque chose. Cette situation n’a pas provoqué de grands applaudissements, vous l’imaginez bien, et l’autruche volante, flottante et trébuchante s’est saisie du grille-pain existentialiste et s’est mise à voler dans tous les sens.

 

Une autruche de taille conséquente volant dans un au-delà dont le volume est, je vous le rappelle, d’à peine 39 m3, n’est pas sans incidence et au bout d’un moment assez embarrassant j’ai demandé aux deux amis de bien vouloir se calmer mais en en vain.

 

Finalement, l’autruche s’est stabilisée au plafond et est parvenue à débloquer le soupirail par lequel nous étions arrivés en cet au-delà particulier. Cependant, étant revenu en arrière temporellement parlant, ce qui était au-dessus de nous n’était plus un océan gélatineux mais un océan tout court. L’eau s’est donc engouffrée dans l’au-delà en grandes gerbes fort impressionnantes en même temps qu’une lumière bleuâtre ce qui nous surpris et paralysé.

 

Nelly et le banquier, apprivoisés par les marchés et automatisés dans leur réaction aux situations d’urgence, ont écrasé tout ce qui pouvait l’être, surtout mon abdomen, et se sont empressés de nager vers la surface suivant l’autruche et le grille-pain qui avaient été les premiers à pouvoir franchir les portes de l’au-delà en sens inverse.

 

Bob le pingouin n’a pas demandé son reste et, après avoir hurlé quelque chose du style « cet au-delà est décidément très humide ,» s’est élégamment envolé ou plutôt a nagé avec fluidité d’une manière qui n’était pas sans rappeler l’ample gestuelle de Moïse séparant les flots de la mer rouge de confusion.

 

Ne restait plus que moi et j’allais suivre avec précipitation le chemin tracé par mes amis lorsque j’ai réalisé que mon double, mon autre moi-même, restait tranquillement assis sous les flots. Je n’ai pas souhaité m’en aller en laissant une partie de mon être, un autre moi, se noyer et j’ai donc nagé vers lui, ai saisi sa main et ai essayé de l’attirer, mais sans succès, vers la surface, puisque, en effet, toute l’eau de l’océan s’étant tassée entre nous au fond de l’au-delà et eux au-dessus de l’eau d’ici, il était devenu pratiquement impossible de se mouvoir avec aisance.

 

Je me suis donc étouffé, car mes poumons ne sont pas de contenance illimitée, et ai bu la tasse, enfin je veux dire que j’ai absorbé une énorme gorgée d’eau de mer, non radioactive s’il vous plait, on a assez de problème comme cela, mais de manière surprenante sans conséquence particulière sur mon état de santé. Je ne me suis pas noyé. D’ailleurs vous vous en êtes je pense rendu compte sinon comment aurais-je pu faire pour communiquer avec vous dans cette situation désagréable? Je me au contraire suis rendu compte que je pouvais respirer dans ou sous l’eau ce qui ne m’a au demeurant pas vraiment surpris, pourquoi le serais-je après toutes ces aventures ?

 

J’ai donc absorbé une grande quantité d’eau et me suis assis en face de mon double. J’ai essayé de parler mais les mots qui sont sortis de ma bouche ressemblaient plus à des bulles qu’à autre chose mais, dans les circonstances particulières de ce moment très chargé émotionnellement, je n’en ai pas tiré de conclusions spécifiques.

 

Nous sommes restés de longues minutes silencieux puis je lui ai demandé s’il allait bien mais lui en a fait de même. J’ai mis ma main sur sa bouche pour lui suggérer de se taire mais lui a opéré de la même manière. J’ai cependant fait preuve de plus d’opiniâtreté, persévérance et cohérence et ai fini par imposer un ordre strict dans notre conversation.

 

Je ne sais pas pourquoi mais la première question que je lui ai posé était : « comment t’appelles-tu ? » Ce à quoi il a répondu « Henri ». Je lui ai donc fort logiquement demandé s’il balavoinait un peu mais il n’a pas compris. Il doit être d’une autre époque, un peu plus jeune peut-être.

 

En tout cas, ceci a détendu l’atmosphère très chargée de cet au-delà fort mouillé et notant ce fait salvateur nous avons ri à l’unisson.

 

La conversation entre les deux moi-même vous sera relatée aorès-demain car je me sens un peu las et telle une carpe un peu lourde j’éprouve soudainement le besoin de me reposer en musclant ma bouche et répéter en boucle l’au-delà et l’eau d’ici sont humides, ce qui est peu surprenant vu d’ici.

 

On s’amuse comme on peu dans l’au-delà, je pense que vous l’aurez noté… A demain.

 

 

 

 

 

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Premières impressions de l’au-delà


Premières impressions de l’au-delà 

 

Il est des situations fort gênantes et celle-ci en est assurément une.

 

Je vous avais laissés hier au bord de l’infini, à cette frontière ultime entre le monde tel que nous le connaissons et ce qu’il y a au-delà, quel que cela puisse être. Je vous avais décrit avec forces détails notre glissade en ce bout du monde bien ordinaire, coincé entre une mer gélatineuse fluorescent et un ciel lourd de nuage compressé sur nos têtes tel un plafond de plâtre et avais mentionné l’existence de cette lucarne carrée s’ouvrant à l’extrême limite du monde sur un au-delà enfin dévoilé et dont je m’apprêtais à vous fournir une lecture aussi perspicace, exhaustive et fidèle que possible.

 

Après une errance de quelques mois au cœur des convulsions et bouleversements que notre cher monde connaît en ce moment, j’étais traversé par un désir enthousiaste de vous décrire cet horizon qui chancelle et s’éventre en une issue de géométrie plane et carrée déchirant les épidermes tant du ciel que de la mer.

 

Mes amis, allongés à mes côtés ou immédiatement derrière selon leur degré de courage ou d’intérêt me demandaient, me criaient même, « alors, qu’y a-t-il ? que vois-tu ? ça s’ouvre sur quoi ? ne garde pas cela pour toi ! Dis-nous tout ! Mais je ne savais que dire car ce qui s’ouvrait benoitement béant sous ma tête coincée de biais, les yeux exorbités tentant de rendre réaliste ce qui ne l’était assurément pas, c’était une obscurité parfaite, une ombre géante et noire, silencieuse. »

 

J’ai tendu ma tête, l’ai plus ou moins décoincée et avancée dans ce gouffre et soudainement me suis mis à glisser, poussé par l’autruche volante, flottante et trébuchante, qui s’échinait, même en ces moments dramatiques pour l’histoire de l’humanité, à partager ses sonnets ridicules et incompréhensibles « le noir, le bleu et le blanc, j’aime, pas vraiment, mais oui, le hérisson aussi, quant aux ours, c’est sur, et il n’y a toujours pas d’amour à Saint-Pétersbourg, Mirabeau fait des siennes, et la Seine coule toujours, tandis que nous coulons aussi, mais la gélatine n’aide pas, le plâtre non plus, mon cou aussi, bref, plumes d’ici ou plumes de là, l’au-delà ne vaut pas mieux que l’eau d’ici, alors avance, j’ai faim, et soif, de vérité et de rêve ».

 

J’ai donc chuté dans cette bouche sombre mais contrairement à Alice je ne suis tombé que de quelques mètres, trois tout au plus, et me suis retrouvé dans un local obscur, avec pour seule lumière un filet de clarté provenant du soupirail qui logiquement formait alors une ouverture vers le ciel. Mes amis m’ont rejoint l’un après l’autre, à commencer par le grille-pain existentialiste dont le cordon électrique relié à ma ceinture ne pouvait le laisser seul là-haut, puis l’autruche, Bob le pingouin aux lunettes roses, râleur et pesteur, mais toujours amateur de Piero della Francesca, Nelly la jeune banquière à la silhouette de velours et de soie et l’esprit acéré et vif, son ami dont le prénom et le nom n’ont absolument aucune sorte d’importance, et les ours, passagers clandestins de notre antique embarcation en forme de baignoire à étage.

 

Tous sont tombés lourdement, plusieurs sur moi, d’autres à côté, mais nul ne s’est fait mal le sol de cet endroit étant recouvert et délicatement calfeutré d’un tapis de mousse, façon tatami.

 

Puis, la lucarne s’est refermée d’un TIC sonore suivi d’un CLIC professionnel et efficace.

 

Nous sommes donc dans l’au-delà, après la dernière limite de l’univers, après ce qui ne doit pas exister, et ceci se présente de la manière suivante :

 

(i) pas de clarté, rien que de l’obscurité, sombre, profondément, une sorte de rien, vide de sens et de contenu, si ce n’est nous,

 

(ii) l’au-delà est cubique, de trois mètres trente-trois de côté, à vue de nez, ou plutôt de bec puisque nous avons utilisé Bob pour le mesurer,

 

(iii) il n’y a personne d’autre que nous ce qui est finalement assez réjouissant puisque l’on aurait pu trouver des espèces de choses ailées façon Bosch et confrères ce qui m’aurait probablement profondément déplu et effrayé,

 

(iv) il y a un son uniforme et métallique qui se fait entendre à intervalles régulier et indique en alternance :

 

« (a) vous avez atteint le seuil de l’au-delà et votre numéro est le 12.345.678, tous nos opérateurs sont occupés mais dès que l’un de ceux-ci se libérera vous serez convié à lui fournir les données confidentielles et les documents nécessaires à l’obtention de votre numéro d’identification AD provisoire, veuillez noter que votre conversation pourra être enregistrée afin de perfectionner notre gestion des arrivées »

 

ou « (b) au troisième top il sera 12 mois, 11 jours, 17 heures, 33 minutes, 12 secondes avant la mise à disposition d’un opérateur ou d’une opératrice en vertu des règlements et directives DHL/jhj/xu/3111 régissant le traitement des nouveaux arrivés dans l’au-delà »

 

et enfin « (v) la température ambiante est d’environ 25 degrés, ce qui est considéré par les ours comme parfaitement approprié à une hivernation de longue durée ».

 

Que dire de plus ?

 

Objectivement, nous sommes désemparés et ne savons comment réagir.

 

Si ma chère Maria au regard si profond que je m’y perdais si souvent était là – bien que je ne risquerais plus de m’y perdre étant donnée l’obscurité du lieu – elle trouverait certainement une parole apaisante pour nous inciter à la patience ou instaurer une sorte de sérénité teintée de résignation et d’enthousiasme retenus. Mais elle n’est pas là, sa modération n’est pas communicative, et une forme d’anxiété insidieuse s’empare de nous.

 

Bob est le plus vociférant et à chaque fois que les haut-parleurs cachés diffusent les messages antérieurement décryptés à votre attention il commente de manière abrupte : « je me tape de l’au-delà, moi je cherchais mes frères et mes sœurs, et Piero, bien sûr, et au lieu de cela, l’autre imbécile nous a trainé à quatre pattes pour trouver l’au-delà, mais je m’en fiche complètement, rien à cirer de l’au-delà…

 

Les autres sont adossés contre l’un des murs de l’au-delà et échangent des propos anodins pour se réconforter et perdurer dans l’impression que rien n’a changé, que tout demeure, que nous continuons à survivre, comme tout le monde.

 

Le grille-pain s’est contenté de dire « si c’est cela l’au-delà, alors comme disait Shakespeare, cela faisait beaucoup de bruit pour rien. Bon, un petit somme me fera du bien et au réveil on y verra plus clair, ou moins sombre, ou autrement. Il faut dormir dessus. Après tout, dormir sur l’au-delà et ce dans l’au-delà, c’est pas donné à tout le monde. »

 

Je vais faire pareil et reprendrai ma chronique après-demain soir; pour l’heure je vais tenter de déterminer la surface du sol et celle des murs pour en tirer le volume de l’au-delà, ne me demandez pas pourquoi. A priori, celui-ci devrait 36.93 mètre cube ce qui ne veut absolument rien dire mais donne une idée assez fine de la vacuité de celui-ci. On verra bien demain.

 

 

§511

De notre progression vers le bout du monde et des commentaires et observations que l’on peut faire à cet égard


De notre progression vers le bout du monde et des commentaires et observations que l’on peut faire à cet égard

 

Très honnêtement, je dois avouer que j’imaginais le bout du monde autrement.

 

J’en ai tellement entendu parlé, c’est inscrit dans mes gênes, là tout au fond de moi-même, mes entrailles, la moelle de mes os, pas un humain qui depuis Lucy ne se soit posé la question, se soit demandé ce qu’il y avait là-bas, tout au bout, à la limite ultime de l’univers, cette frontière que  nous franchirons tous un jour, j’ai lu tant de textes là-dessus, ai entendu des milliers de gens faire la causette à ce sujet, toutes les religions du monde qui se donnent la main pour nous présenter cette chose-là de la meilleure ou pire des manières.

 

Bref, je m’attendais à quelque chose un brin formel, plutôt bien achalandé en termes de décors et figurants, une tonne de matériels par mètre carré, des milliers de superbes gaillards et gaillardes gentiment réunis autour de quelques barbus adéquats, des colonnes majestueuses, une musique sourde et profonde, un condensé de Mozart, Beethoven, Mahler, Wagner, et autres, pourquoi des germaniques je n’en sais rien, mais c’est comme cela que je le voyais, une pompe grandiose, une superbe de distinction et de présentation, des humains raides et fiers, une nature hallucinante, des falaises géantes, des maelstroms, des galaxies qui s’encastrent les unes dans les autres, des soleils qui explosent.

 

Je voyais tout cela de manière majestueuse, pompeuse, colossale, et puis voilà que je tombe sur un bout du monde inverse, tout ridicule, petit, sobre et plutôt désagréable.

 

Nous sommes à quatre pattes, nous rampons les coudes et genoux dans une mer gélatineuse verte saumon, car les saumons ne sont plus de cette couleur depuis que les océans se mettent à suinter la radioactivité, mais leur couleur vert émeraude est assez seyante, je dois l’admettre, et notre tête s’encastre dans des nuages sombres, cartonnés et plâtrés, nous nous faufilons comme nous pouvons entre un bas humide et un haut poussiéreux, nous rampons car hier j’ai entrevu une sorte de lucarne qui s’ouvrait vers le fond de l’océan, nous progressons lentement, quand je dis ‘nous’ je veux dire Bob le pingouin aux lunettes rose qui aimait Piero della Francesca, un grille-pain existentialiste, une autruche volante, flottante et trébuchante, Nelly, la jeune banquière au regard soyeux, l’autre humain dont le nom m’échappe constamment probablement parce qu’inconsciemment je jalouse le fait qu’il ait été l’ami, petit, de Nelly, je suis masculin ne l’oubliez pas, et des ours de taille moyenne passagers clandestins dans le sous-sol de la baignoire rose qui nous a amené jusqu’à cette ultime frontière, le bout ou la fin du monde, la limite dernière.

 

Nous sommes des spéléologues qui avançons au bord de l’épuisement et de l’asphyxie pour trouver ce qui se cache derrière le mot FIN, ce qui se trouve au-delà, ce qui doit forcément être là-bas, car il y a forcément un là-bas. Je ne crois pas un seul  instant que le big bang ait été le début de toutes choses. Il y avait forcément un avant même si la notion de temps ne fonctionne pas ainsi. Je ne crois pas non plus qu’il puisse y avoir une inversion et un big crunch final et dernier. Tout cela c’est du vent, c’est du bidon, allez, au diable l’avarice, n’en jetez plus la cour est pleine de ces théories qui ne riment à rien car elles ne font que frôler l’essentiel, s’en tiennent à l’épiderme des choses, tandis que mes amis et moi sommes en train de vous présenter en direct les tenants et aboutissants de toutes choses, ce qui se trouve au bout du monde, sur une mer gélatineuse certifiée E.U., tout à fait buvable, normalisée, avec un taux de sodium très acceptable, peut-être un peu gouteuse et inadéquate pour les enfants mais cela ira mieux demain ne vous inquiétez pas, et sous un ciel de plomb qui possède toutes les qualités de bon et joli ciel allumé non pas de mille feux mais de trois soleils, avec taux de radiation conforme aux normes les plus hétéroclites et fastidieuses édifiées par les philanthropes les plus magnanimes et généreux que l’on puisse trouver qui eux aussi en ce moment souffrent du fond de leur cœur chétif et soucieux et écoutent avec dévotion les retransmissions en live de notre épopée.

 

J’y viens. Soyeux un peu patient, quand-même…

 

Nous y sommes, le plafond nuageux est très bas, trente centimètres tout au plus se réduisant chaque seconde d’avantage et le sol se mollifie à chacun de nos mouvements, et nous glissons dessus comme des belettes sur un lac gelé Islandais entre le 3 et le 12 janvier de chaque année bissextile, comme chacun le sait.

 

La lucarne dont je vous parlais se trouve à quelques mètres mais nous avons du mal à l’atteindre.

 

L’autruche volante, flottante et trébuchante dont le poitrail est coincé mais le cou continue d’avancer serine avec sérénité les mots suivants : « Le bout du monde bout dans la boue immonde et boute l’égout des goûts et moues hors des bandes qui abondent au bout du monde ».

 

Quant à Bob, il est de taille plus réduite et parvient à progresser à ma hauteur en pestant et râlant, comme à son habitude « Mais moi j’en ai rien à faire de ton bout du monde, tu peux te le mettre où je pense, même là où Courbet disait, mais moi Courbet j’aime pas, j’aime Piero, lui il pensait pas qu’à cela, c’était un brave et honnête homme, et mes frères et sœurs l’adoraient, et maintenant je suis là à deux pattes et deux ailes à terre rampant comme un imbécile dans un décor en carton-pâte qui fait franchement suer tout le monde, lecteurs y compris, tout cela pour trouver une lucarne qui nous fera voir ce qu’il y a au-delà, mais honnêtement on s’en fiche, à moins qu’il n’y ait Piero qui m’attende, c’est d’ailleurs parce qu’il y a ce chouia de doute que j’avance encore. De cela je ne doute pas. »

 

Je pousse devant moi le grille-pain existentialiste qui s’est porté volontaire en répétant que les résurrections il connaissait et les lucarnes aussi puisque chaque grille-pain de son espèce en possède une permettant l’évacuation des miettes, et qu’ainsi cette lucarne pourrait être de même nature, un loquet permettant d’évacuer les miettes que nous sommes toutes et tous, vivants de toute espèce, pour faire de la place et laisser un nouveau pain se mettre en place et griller à notre place. A chacun sa souffrance. Nous avons assez donné. Que d’autres prennent notre place.

 

Je ne commente pas, ne dis rien, mais ces pensées me glacent le sang.

 

Nelly quant à elle est un peu en retrait tant il est difficile d’avancer dans cette eau gélatineuse avec des talons de marque et discute avec son camarade non pas de promotion, car ils se battent pour cela, mais de monnaies sonnantes et trébuchantes, ce qui me glace aussi mais pour d’autres raisons, des possibilités d’obtenir des droits exclusifs sur la promotion des intérêts du bout du monde et de l’au-delà, un pourcentage que je les entends évaluer à 1,76 pour mille pour chaque transaction sur la vente des biens ou personnes de quelque nature que ce soit qui puisse se trouver au-delà de ce bout du monde.

 

Enfin, les ours de taille moyenne devisent entre eux, lentement, rampant quelques mètres derrière nous, des propos télégraphiques qui signifient je pense à peu près ceci : « drôle d’eau et de glaçon, pas de banquise, pas d’iceberg, que de la gélatine, pas fameux notre eldorado… tu penses qu’ils verront que nos passeports c’est du bidon… tais-toi, ils vont t’entendre… tu aurais dû mettre autre chose que ‘pêcheur’ comme profession car suivant ce que l’on trouve dans l’au-delà cela risque de se retourner contre nous… parce que tu penses que j’imaginais notre épopée se terminer ainsi sous un ciel de carton qui nous est tombé sur la tête et une eau gélatineuse fluorescente… je me demande s’ils auront besoin de chauffeurs de taxis dans l’au-delà… et des rebouteux… t’es rebouteux toi ? … non… et alors ? … ben je dis ça comme cela, ce sont des professions qui marchent bien et comme les anges tombent de haut ces temps-ci, ils risquent d’avoir besoin de rebouteux… »

 

Le plafond s’est encore affaissé mais je suis en train de glisser ma tête de biais entre la gélatine aqueuse et le ciel plâtré vers le bord de la lucarne s’ouvrant comme un regard sur l’au-delà et je vois…

 

§505

De la longue cohorte qui avance


De la longue cohorte qui avance

 

Les paysages changent mais demeurent essentiellement les mêmes.

 

Des vestiges de mondes compressés, des condensés de murs, de tours, de camions ou voitures, des gris foncé ou clair, anthracite ou ébène, les trois soleils dans le ciel brûlent d’une clarté mielleuse, presque laiteuse, des étincelles, des firmaments, des arcs-en-ciel, des objets hétéroclites par milliers ou millions qui jonchent, ou plutôt forment le sol, des gravats et dévalements de murs, de briques, de ciment ou béton, des câbles et fils électriques, carcasses de bicyclettes, tricycles, trottinettes, autrement dit des mémoires de bonheur et plaisir qui maintenant meurent écrasés et comprimés les uns dans les autres, ayant perdu entre temps toute signification, leur innocence d’autrefois, je veux dire d’hier, tout semble se diluer ou pourrir dans un mouroir grandeur nature, avec des odeurs et pestilences qui se gravent au fond des cavités nasales et rappellent à chaque instant la figure hautaine et omniprésente de la grande faucheuse, qui les a attendus, ces chers disparus, qui les attend, ces pauvres survivants, qui nous attend.

 

La grande et longue cohorte de fuyards de tout peuple et toute nationalité, de tout genre ou âge, avance lentement, les dos sont voûtés, les regards sombres et perdus, les voix mornes, les paroles sobres et sans conséquences, les yeux rougis et asséchés.

 

Je vous ai parlé de tout cela. Je vous ai dit que les ordres mécaniques, techniques, informatiques, électroniques, s’étaient mélangés, que peut-être, je dis bien peut-être, les pingouins aux lunettes roses amateurs de Piero della Francesca pourraient avoir été à l’origine de ce gigantesque calvaire, cette confusion du chaos et des révolutions, ayant transmis des instructions mixtes, confuses, erronées, à la masse informatique qui nous gouverne, et entraîné par la même la confusion des trois mondes dont je vous ai également entretenu et vous parle encore.

 

Mais je ne suis plus sûr de rien. Ceci me paraissait évident voici deux ou trois jours, lorsque la possibilité d’un mélange des termes d’Arreso, d’Arezzo, d’Arezo et Areso ai pu provoquer une sorte de compression des mondes illusoires dans lesquels nous naviguions mais maintenant il me semble que nos illusions ou imaginaires sont plus réels que le monde grotesque dans lequel nous évoluons.

 

C’est dit. Je n’aurais jamais pensé que le jour viendrait où mon imagination peindrait des images plus plausibles et sensées que celles que renvoient dorénavant les réalités complexes du monde dans lequel par la force des choses le groupe improbable d’amis qui est le mien évolue.

 

Je marche le long d’une cohorte improbable d’humains et animaux qui fuient une réalité ne présentant plus aucun sens avec un pingouin dont le nom est Bob et un grille-pain revenu à la vie depuis hier après-midi et qui depuis lors ne cesse de s’extérioriser en tenant des propos de la nature suivante : « juste une question, une seule, si vous me permettez, je déambulais dans le paradis des grille-pains, une sorte de non-existence radieuse et rougeâtre, quelque chose d’horriblement et délicieusement chaud, très chaud, je suis un grille-pain, ne l’oubliez pas, une sorte de charivari d’impressions et de bouleversements sans aucune saveur, goût ou mélodie particulière, j’avais les mots et pensées de Kierkegaard et la vision de Maria au regard si profond que tous nous nous y perdons tous, moi en tête, j’étais en fait sans sentiment ou sensation particulière et subitement quelque chose m’a rappelé dans le monde qui est le vôtre. Pourquoi ? je n’en sais rien. Toi, tu me dis que c’est parce que des branchements de nature particulièrement inexplicable ont conduit à ce qui est aujourd’hui ma réalité et en passant la vôtre aussi. Franchement, j’aurais préféré que vous me laissiez au cœur de cette grosse lueur éblouissante plutôt que de me ramener ici sans me fournir le mode d’emploi. Parce que tout cela a un sens ? Honnêtement ? Je ne parle pas de vous humains qui de toutes les manières n’êtes jamais parvenu à aligner plus d’une décennie sans vous éventrer ou être éventrés, non je parle du reste de ces abominations que vous faites subir à la nature, la vôtre comme la mienne, et celles dont la nature en retour vous accable. Aucune sorte de sens. Ni alpha, ni oméga, mais peut-être du gamma, je m’entends. Si au moins Maria était là, nous pourrions nous cacher derrière elle et nous laisser guider dans ce monde d’aveugles et d’inconscients. Mais là, avec un humain perdu et un pingouin qui ne fait preuve d’aucun scrupule en cherchant ses frères ou sœurs, que suis-je sensé faire ? Auriez-vous la bonté de me court-circuiter à nouveau ? »

 

C’est ainsi que j’évolue, mes amis. Avec un pingouin qui apostrophe toute forme vivante ou animale, la secouant, lui criant des insanités, lui arrachant ses vêtements pour voir si en-dessous il n’y a pas de vêtements d’autres vivants, des pingouins en l’occurrence, la bousculant, la traînant dans les flaques d’eau ou ailleurs en hurlant et pestant, la battant , puis la laissant là, pauvre forme frissonnante, pauvre être hésitant et sans âme ayant perdu jusqu’à la notion de malheur et douleur, et un grille-pain existentialiste revenu parmi les vivants à son corps défendant, amer et aigri.

 

Sans Maria pour nous guider, j’ai dû reprendre le flambeau mais me débats avec l’irrationalité de ce que je vois, entend et ressent. J’ai pris Bob sous mon contrôle immédiat, lui ai passé un corde à la patte pour éviter qu’il ne continue ses excès, ai chargé le grille-pain dans un ballot de fortune que je porte sur mon dos, lui demandant d’avoir la gentillesse de me lire des vers de Virgile plutôt que de Dante, pour éviter qu’il ne disserte sur ce qui nous guette tous, et je marche aveugle dans un monde éclairé par trois flambeaux, trois astres à la place d’un, trois soleils mais une seule Lune, pourquoi trois soleils et seulement une Lune ? peut-être que si je parvenais à comprendre ceci je pourrais comprendre cela ?

 

Après tout, c’est ainsi que tout doit se faire, pas à pas, premier pas, puis deuxième pas, jusqu’à la Lune, ma Lune à moi s’appelle Maria, je ne sais pas comment s’appelle la vôtre mais vous devez en avoir une vous aussi, si vous ne l’avez pas encore trouvée ou ne savez pas comment elle s’appelle, cherchez-là car c’est cette recherche qui donnera un sens à votre existence par-delà le chaos et les convulsions, il n’y a pas d’autres mots ou pensées pour chasser les maux dont je vous parle.

 

Je marche et cherche ma Maria. Elle doit être quelque part au milieu de cette longue cohorte, elle ne peut pas être ailleurs. Au moment où je vous écris ces mots je vois des lueurs rouges dans le ciel, des lumières bleues à l’orient et des éclairs jaunes au couchant. S’il n’y avait cette horrible omniprésence de la grande faucheuse on pourrait trouver ceci fort beau.

 

sol710

De ma septième leçon dans le désert


De ma septième leçon dans le désert

Il est parfois des spectacles étonnants, indescriptibles, surréalistes.

 

Nous marchons dans le désert, je pense vous l’avoir assez dit, mesure thérapeutique pour moi et l’autruche volante, flottante et trébuchante, parce que nous n’avons pas su gérer l’avalanche d’évènements et bouleversements survenus dans ce pays de misère et poussière dans lequel nous errons depuis un certain temps déjà.

 

Nous sommes dans cet endroit étrange qui évolue de jour en jour, prenant des formes et tournures étonnantes mais dont la plastique et la beauté m’échappent largement étant tout entier pris dans une seule préoccupation, la survie au sens premier, second et troisième du terme.

 

Nous marchons, l’autruche et moi, main dans l’aile et vice-versa, suivant misérablement nos deux guides, moi perdu dans la contemplation du sol, des pierres et cailloux, songeant au moment béni où cette errance sera finie, et l’autruche prise dans ses réflexions incompréhensibles, ses chants hermétiques et ses poèmes ubuesques. Nos têtes sont dirigées vers le bas, le sol, la terre, les pierres, là où immanquablement nos êtres finiront dans quelques temps, et nos regards subissent la pression de la masse posée sur l’arrière des globes oculaires.

 

Nous sommes deux ombres grotesques poursuivants des lumières, à savoir Maria au regard si beau et profond que je m’y ressource en permanence et la jeune femme au collier rouge, marchant d’un pas droit, assuré, précis et élégant, ferme et courageux, tout en devisant de multiples choses dont la portée, la nature et la signification ne peuvent que nous échapper totalement. Elles ne semblent pas souffrir de la chaleur, gérant avec une étonnante efficacité et fraîcheur la rudesse des conditions dans lesquelles nous évoluons.

 

Notre petit groupe avance donc à son rythme délicat au milieu d’un paysage relativement inhospitalier, même si je dois convenir que depuis deux jours nous avons quitté l’astreignant désert de dunes pour un désert de pierres et cailloux, une étendue rocailleuse et bosselée qui a l’avantage par endroit de fournir une ombre bienveillante et une impression de fraîcheur.

 

Tout à l’heure, après avoir marché des heures durant dans le lit d’un oued asséché nous avons soudain découvert devant nous une vaste étendue plane et grise, parsemée de quelques herbes sèches, buissons d’épineux et marquée à l’horizon par une barre montagneuse ondulante, peut-être un mirage, peut-être un océan, peut-être une ville, peut-être une chaîne de montagnes.

 

Ce qui par contre nous a semblé absurde, déplacé, aberrant c’est qu’au milieu de cette plaine silencieuse et morne, un mur avait été construit, de trois à quatre mètres de hauteur, blanc, lisse, scintillant, et suivait une ligne vaguement droite débutant à l’infini sur la droite et s’essoufflait plus ou moins devant nous. A gauche il n’y avait rien si ce n’était l’infini du désert de pierres.

 

Je ne me suis pas étonné outre mesure puisque j’étais tout entier pris entre la tentation de m’allonger sur place à l’ombre du mur ou boire une nouvelle gorgée de la gourde d’eau conservée précautionneusement par Maria.

 

Par contre, cette dernière s’est immédiatement préoccupée de trouver au milieu d’une nature farouche, sauvage, vierge, une construction ridicule, une œuvre fastidieuse et sans but apparent puisque de part et d’autre de celle-ci il n’y avait que sable, pierre, branchages et poussière. « Pourquoi séparer, diviser, couper un monde qui n’éprouve qu’un seul besoin, celui de vivre à son rythme pour le restant des temps ? » a dit l’une de mes guides.

 

« C’est une incongruité de plus dans un monde qui n’en manque pourtant pas. Il n’y a rien, moins que rien, un vide d’un côté, un vide de l’autre, il y avait cohérence dans tout cela et maintenant il n’y a même plus cela. Je ne comprends pas » .a commenté l’autre.

 

Nous nous sommes donc rapprochés de l’endroit où la construction s’interrompait. Le mur y était alors assez irrégulier et nous en rapprochant nous avons constaté qu’il n’était que d’une épaisseur minime, à peine plus de quinze centimètres, constitué de briquettes blanches empilées l’une sur l’autre avec un mortier très imparfait, à peine séché, datant tout au plus de quelques semaines.

 

Le désert était donc coupé en deux moitiés. Pour passer de l’une à l’autre il n’y avait qu’une solution longer le mur durant des dizaines de kilomètres ou l’escalader ce qui semblait assez facile pour celui qui possèderait une échelle.

 

Pas très facile, pour l’autruche marchante, que passer au-dessus, ou dessous, de cette chose, « à Saint-Pétersbourg c’était plus facile, car de mur il n’y avait point, si ce n’est des petits, à angles droits, qu’on appelait maisons, mais percés de trous qu’on nommait fenêtres, ou rues, c’était selon, voire mêmes avenues ou fleuves, cela dépendait, mais moi je ne regrette rien, je ne suis qu’un piaf, après tout » a noté l’autruche volante, flottante et trébuchante qui pour une fois s’est exprimée de façon presque compréhensible.

 

Le ridicule de cette construction m’est apparu évidente après avoir bu une gorgée d’eau généreusement offerte par Maria.

 

Je me suis hasardé à commenter que tout cela n’avait absolument aucun sens. « Pourquoi séparer ce qui n’a pas de valeur particulière à moins que des saintes et douces sociétés philanthropiques souhaitent se distribuer les ressources cachées sous ce terrain désolé ? L’épiderme peut être inhospitalier et pauvre mais le derme très riche. Nous sommes des insectes de surface. D’autres sont des vers de profondeur, aveugles mais gras ». Personne n’a commenté mon commentaire.

 

Nous avons marché le long de ce mur, bout provisoire comme je l’ai indiqué.

 

Curieusement, nous avons rapidement trouvé trois ouvriers qui se reposaient de l’autre côté du mur, à l’ombre de celui-ci, contemplant une montagne de briquettes. Je ne les avais pas vu auparavant. Ils attendaient visiblement la fin d’une pause pour s’atteler à leur tâche consistant à avancer le mur vers la gauche pour atteindre l’autre infini.

 

Le fait que ces ouvriers étaient en fait trois pingouins aux lunettes roses portant des teeshirts à l’effigie de Piero della Francesca m’a à peine surpris je dois l’admettre pas plus que le fait qu’ils répondent aux préoccupations de Maria fort sèchement en disant « nous construisons l’enceinte de la chapelle d’Arezzo, il faut bien commencer quelque part, pourquoi pas ici, il nous faut nous recueillir. Puis lorsque ceci sera finit nous construirons la chapelle et y reproduiront les saintes fresques et y ajouteront les saintes reliques, des répliques, et enfin lorsque tout sera achevé nous célébrerons une messe unique et détruirons tout cela pierre par pierre. Vous penserez ce que vous voudrez mais nous devons terminer cette tâche rapidement, avant la fin des temps qui s’avance rapidement. Puis nous partirons et laisserons tout cela à votre bon soin, mesdames et messieurs, pour une fois que c’est pas vous les humains qui détruisez tout, vous devriez être plutôt contents. N’est-ce pas? »

 

Ils ont repris leur travail et nous sommes restés interloqués.

 

Au vrai, il n’y a jamais de surprise dans le désert, tout est possible, tout est envisageable, le ridicule comme le pénétrant et profond, l’essentiel comme le superficiel, le tangible comme l’intangible. Il n’y a rien dans la vie qui ne soit tout à fait imprévu. Il faut prévoir l’impondérable pour ne pas se laisser submerger. Il faut anticiper le ridicule pour ne pas se faire étouffer. Le sage et le burlesque, le grotesque et le raisonné, le logique et l’illogique. Tout est un. Dans le désert ou ailleurs. Cela n’a pas d’importance. Ce qui est déroutant et dérangeant pour l’un ne l’est pas pour l’autre. Et vice versa.

 

Il n’y plus d’amour à Saint-Pétersbourg. Et alors ?

 

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D’un brin de nostalgie, de beaucoup d’incompréhension, de la mort et d’une autruche volante, flottante et trébuchante passablement interloquée


D’un brin de nostalgie, de beaucoup d’incompréhension, de la mort et d’une autruche volante, flottante et trébuchante passablement interloquée

Les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Nous ne sommes plus que trois. Les autres sont ailleurs, je vous l’ai indiqué. Pour combien de temps, je ne sais pas, cela n’a pas d’importance. Ce matin au petit déjeuner nous avons évoqué les jours à venir.

Maria m’a demandé de but en blanc combien de temps nous resterions ici.

Je lui ai indiqué que peut-être serait-il bon d’essayer de savoir où nous sommes d’abord et déterminer où nous irons ensuite.

« C’est une discussion que nous avons déjà eu avant de débarquer dans ce lieu de misère et de confusion » a-t-elle répondu « depuis que nous avons quitté ton appartement de Genève, nous avons perdu toute notion de temps et de lieu, nous avons erré entre ce que nous croyions être Copenhague, Vienne puis d’autres lieux sans nom, indéterminés, une île de Vienne, une Mer d’Autriche, des villes asiatiques, tropicales, belles ou non, et maintenant ce pays de convulsion. Nous avions promis à cet homme qui a expiré son dernier soupir sur mes genoux que nous trouverions les clefs de ce qui s’était passé, pourquoi tous les siens avaient disparu, pourquoi ces violences, pourquoi… mais nous n’avons rien trouvé, nous tournons en rond et maintenant nous sommes au milieu d’un chaos qui semble positif mais dieu seul sait ce qu’il en est vraiment. »

J’ai opiné du chef. Bien sur elle a raison. Elle a toujours raison.

Maria au regard si profond que je m’y perds si souvent est le roc sur lequel je m’appuie, la seule véritable zone de calme, de précision, de sûreté, à proximité. Tout le reste est un ensemble de cercles concentriques qui s’évanouit autour d’elle et est de moins en moins prononcé au fur et à mesure qu’ils s’enfuient vers un horizon confus et désordonné. J’essaie de m’y cramponner.

Je lui ai dit, un peu plus tard, « après tout tu es la seule qui ait apporté quelque chose à ce pays. Tu es allée dans toutes les directions pour y dénicher avec ton groupe d’amis les prisons, secrètes ou non, et tu en as fait ouvrir plus d’une. Des gens sont sortis de leur misère grâce à toi. Moi le premier. Je ne sais pas ce que je serais devenu sans ton aide. La prison où je croupissais m’enterrait progressivement et le fait que la révolte ait éclaté au moment où ma raison me fuyait de plus en plus m’a sauvé, nous a sauvé. Que font les autres ? Ils réécrivent l’histoire qui ne les a pas attendus, ils représentent des peuples qu’ils ne connaissent pas, ils dictent des lendemains qui chantent à des gens qui n’ont pas besoin de cela, qui souhaitaient prendre leur destin en main et qui ne l’ont toujours pas. Toi au moins tu as eu un impact sur la vie des gens, et un impact qui soit positif. Tu n’as manipulé personne. Tu as fait… Ils ne font rien mais parlent et causent, rejettent toutes les fautes passées, présentes et à venir sur ceux qui ne sont plus là, qui les ont nourris et que maintenant ils dévorent à belles dents. Les pires sont ceux qui hier profitaient de cette situation atroce, en ont profité jusqu’à l’indigestion, étaient les amis bienveillants d’outre-mer, trop heureux d’un brin de stabilité dans ces pays de solitude, et d’une once de richesse à peu de frais, et qui aujourd’hui donnent des leçons en reniant leur passé comme s’il ne s’agissait que d’un soupir de temps oubliés. Tu es autre. Tu es toute autre ».

Elle a souri et m’a caressé la main en disant que décidément je ne comprendrais jamais rien. Ce à quoi je lui ai répondu que ce n’était pas une surprise.

J’appartiens à un genre qui n’a jamais rien compris mais a su imposer sa loi sans se poser de questions.

Le problème débute lorsque l’on essaie de comprendre, c’est bien là mon tort.

L’autruche volante, flottante et trébuchante mange des biscottes avec des gousses d’ail, du persil et de la confiture de mandarine tout en murmurant des paroles imprévisibles et quasiment inaudibles « malheur, partis, montagnes, là-bas, ici, les vagues, je veux des vagues, pourquoi ? pourquoi pas ? des vagues et la mer, chaude, partir, mais pourquoi eux ? ils auraient dû rester, le pont Mirabeau, mes souvenirs, il n’y a plus d’amour à Saint-Pétersbourg, je, tu, il et autruche, c’est ainsi. »

Ce matin, je me suis décidé à enterrer notre vieil ami grille-pain existentialiste brûlé et torturé puis pendu à un arbre. Il n’y avait rien à faire, plus rien à conserver, si ce n’est une partie de la prise électrique et un des quatre morceaux de caoutchouc noirs qui lui donnaient une forme de stabilité. J’ai recouvert les pièces brûlées de sable, poussière et terre, je n’ai laissé aucun signe, je ne crois pas au paradis des humains, je ne pense pas qu’il y en ait un pour les grille-pains, pas besoin de signe, juste un souvenir, cela suffit.

On dit que l’on meurt brusquement puis que l’on bascule d’un hémisphère à l’autre.

Je ne crois pas cela, je pense que tout est dans la continuité, on commence à mourir le jour de sa naissance puis l’on bascule progressivement dans la mémoire des vivants et lorsque l’on meurt on subsiste quelque temps, le temps pour les autres de se rappeler à la folie, beaucoup, un peu, puis pas du tout, et lorsque l’on est arrivé deux ou trois générations après la disparition physique à ce pas du tout, cette somme de pas du tout, alors la mort est là, bien là.

Mon grille-pain restera dans notre mémoire, il y vivra longtemps, et donc il vit encore. Sans compter la réincarnation des vivants métalliques qui comme on le sait est possible et bien plus facile que pour les humains. Notre réfrigérateur s’est bien transformé en machine à gaz rondouillarde à tendance politicienne devenue prodigieusement efficace et maintenant porte-parole et ministre d’un gouvernement de salut, santé, sobriété et salubrité publique pour les droits et la défense des libertés du peuple opprimé. Grand bien lui fasse.

Mais la réincarnation s’est bien passée. Par contre pour notre grille-pain il y a eu un hoquet du destin, l’existentialiste n’a pas vraiment réussi à métamorphoser en artiste multiforme, est redevenu grille-pain puis a été torturé dans des conditions jamais explicitées.

Alors, je suis là, assis à côté de Maria que j’aime et de l’autruche qui nous supporte et dont les yeux mélancoliques trahissent plus de sentiments, de chaleur, et d’amour que beaucoup d’autres. Elle ne comprend guère plus que moi à ce qui se passe. Probablement un peu moins. Mais elle est terrifiée par les évènements qui se produisent, non pas la révolution autour de nous qui en effraie plus d’un, mais par la dislocation de notre amitié, le départ des uns puis des autres, elle ne comprend pas cela, elle pensait certainement que l’amitié n’avait qu’un début et pas de fin, elle s’est trompée.

Certes, nous reverrons le Yéti anarchiste, la machine à gaz, l’extincteur fort sage et les trois pingouins aux lunettes roses amateurs de Piero della Francesca mais quand ? où, et surtout comment ? L’amitié passée peut-elle renaître ?

Maria me répète que je ne comprends rien et que je devrais terminer ma biscotte. Elle a raison.
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D’une découverte bouleversante, d’Alice et de Dante, de la mort et de l’espoir


D’une découverte bouleversante, d’Alice et de Dante, de la mort et de l’espoir

 

Je ne sais pas très bien comment vous dire cela… je n’ai pas de mot à ma disposition pour décrire ce que j’ai vu.

 

Pourtant les semaines qui précèdent n’ont pas été avares de situations cruelles, infortunées, maudites et cruelles. J’ai subi tant et plus. Avec mes amis j’ai déambulé dans un pays de misère, de silence et d’ombre.

 

J’ai vu le reflet de la mort dans les objets dérisoires laissés à l’abandon par une population meurtrie et déplacée, j’ai senti cette nauséabonde odeur dans les poussières qui flottaient au-dessus des lieux abandonnés, j’ai ressenti son poids dans les scènes de solitude et de silence qui se sont succédées les unes après les autres dans notre errance détestable, je l’ai frôlée dans les tortures infligées dans cette prison sans nom de ce pays sans nom aux mains de ce gentil policier aimable et souriant qui chaque jour m’a rappelé que la désolation des âmes n’étaient pas chose inconnue sur cette noble et belle terre, j’ai pleuré, crié, regretté pour finalement me taire et me recroqueviller sur moi et cesser d’espérer simplement pour essayer d’oublier l’espoir et survivre comme je pouvais, un jour après l’autre, une heure après l’autre, j’ai revu mes amis mais ne me suis pas senti revivre pour autant car la peur de ce qui était advenu à nos autres amis, dont Maria au regard si profond que je m’y suis souvent perdu, m’a pris sous son aile protectrice et ne m’a plus lâché jusqu’à ce que finalement les portes de la prison s’ouvrent et que le poids d’une révolution invraisemblable dans un pays sans nom, une terre de misère, nous réunisse à nous nouveau et nous permettre de participer à un grand élan d’optimisme et de joie, sauf, sauf que manquait toujours à l’appel notre regretté grille-pain existentialiste réincarné en radiateur jaune artiste multiforme.

 

Notre groupe si compact auparavant s’est dispersé et tandis que certains sont devenus des protagonistes incontournables des évènements déroutants et enthousiasmants déroulants leurs feux et leur joie devant la pension de famille qui nous abrite, les autres, essentiellement moi et l’obscure et perplexe autruche volante, flottante et trébuchante, se sont mués en observateurs timides et disgracieux, perdus dans un monde et une réalité qui les dépassent, errant comme des fantômes d’un autre âge dans une cité interdite et ignorée.

 

Bien entendu, ceci je ne le partage pas avec mes amis.

 

Je ne veux pas qu’ils sachent que derrière ma façade de tous les jours, mon sourire imbécile, mes propos mesurés et parfois appropriés et adéquats, se cache un individu meurtri et à tout jamais blessé, non pas dans sa chair car ceci se répare, se soude, cicatrise, mais dans son être le plus profond, un être flétri et apeuré, surtout lorsque tombe la nuit, lorsque le noir de la nuit recouvre tout tel un linceul opaque, lorsque la solitude emplit tout ce qui vit, recouvre tout d’une couverture de sang et de solitude et là, même si Maria s’endort dans mes bras, apaisée, soulagée, épuisée, heureuse de sa journée passée à ouvrir les portes des prisons, libérer les âmes maudites, comme la mienne auparavant, fière d’être pleine et entière dans ce courant qui sauve et qui change la destinée d’un monde trop habitué au désespoir, même si son visage respire la beauté, reflète la farouche beauté des femmes de tous les temps et tous les lieux, même si sa présence me renforce et me fait revivre, un peu, je sombre, je tombe dans un puits sans fond mais pas celui d’Alice, non, celui de Dante, celui des prisonniers de leur destinée et de leur frayeur, je sombre dans un tunnel froid et sans lumière, une grotte sans lueur, je perds mes repères et je retrouve le pays de mes cauchemars, ceux de tous les temps et tous les hommes, le regret, le remord, la peur, la solitude et la mort, car c’est bien de cela qu’il s’agit, savoir que l’on a été pour ne rien être et s’en aller sans intérêt aucun, sans aucune sorte de signification sinon d’avoir été le pantin ou le jouet du destin, non pas du sien mais des autres, et ceci me torture plus encore que le gentil policier qui s’occupait de moi en prison, et je ne dors plus, cela fait des nuits et des nuits que je ne dors plus, que mes paupières se refusent de me donner la paix, de me laisser vivre une nuit de sommeil, je n’en parle pas, je ne le dis à personne car tout est déjà si glauque, je ne veux pas que Maria le sache, je ne veux pas que mes amis le ressentent, car tous doivent vivre, et respirer, et retrouver le courage et la fierté, la joie et le bonheur, la vie, le bonheur de la vie, la chance de la vie, qu’ils retrouvent ces sentiments de plénitude et de joie, et que restent en moi le reste et le reste, tout le reste, les souvenirs et les regrets, les remords et les ombres des fossoyeurs, car j’en ai été un, comme tous les autres humains, et je ne souhaite pas que cela ombrage la plénitude retrouvée de Maria au regard si profond que je m’y perds tout le temps, de l’extincteur si sage, du Yéti anarchiste, de la machine à gaz rondouillarde à tendance politicienne qui vient de gagner du galon et d’être promue secrétaire général du nouveau parti de salut public et trésorière de la banque des dépôts, consignations et refuge humanitaire des faucons philanthropes, et des trois pingouins aux lunettes roses amateurs de Piero della Francesca, je ne veux pas qu’ils sachent, qu’ils perçoivent ma peine, qu’ils décèlent ma peur, mes frayeurs, non je ne veux pas.

 

Je ne veux pas qu’ils sachent que ce matin, l’autruche volante, flottante et trébuchante et moi avons retrouvé le grille-pain existentialiste pendu à une branche, le fil électrique accroché à une branche et le restant du corps carbonisée, au-delà de l’imaginable, les parties de plastique noir fondues, le métal noirci et meurtri, tordu, les grilles arrachées, le socle découpé en treize parties distinctes.

 

Comment cela a-t-il pu se produire ?

 

Pourquoi une telle cruauté ?

 

Pourquoi ?

 

L’autruche n’a pas compris tout de suite mais s’est ensuite mise à pleurer tout en jacassant quelque chose de totalement incompréhensible.

 

Je l’ai ramenée à la pension et ai demandé à la jeune fille au manteau rouge de lui servir une tisane au miel, puis suis revenu sur les lieux du crime, ai détaché mon ami meurtri, l’ai déposé sur un drap et l’ai ramené avec moi.

 

Je suis assis au bord de mon lit.

 

Mon cher ami est étendu dans son drap noirci.

 

Maria n’en saura rien, pour le moment.

 

Je ne sais que faire. Tout est perdu, probablement, même l’honneur, l’humain n’est plus rien, le vivant non plus, je ne sais plus que faire. Du dehors viennent des cris de joie et d’autres de désolation. Que l’on m’explique un jour qui l’a emporté. Pour l’heure je m’en fiche, je songe simplement à cet ami disparu dans les pires conditions.

 

La vie suit son cours, implacablement, sur un lit de pierres et galets abandonnés, dans ce pays de misère qui n’a pas de nom.

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D’un irrépressible sentiment de solitude 


D’un irrépressible sentiment de solitude

Je n’ai plus d’appétit.

Je suis las.

Je contemple mes amis qui partagent la solitude glacée de cette cellule d’isolement, loin de tous, loin de tout, l’espoir s’est éteint, nous sombrons dans un intense désespoir, il ne reste plus grand chose si ce n’est la lassitude des terres glacées, même si nous sommes dans lieu brûlant sous un soleil ardent.

Le Yéti anarchiste s’est blessé la main en frappant contre la porte et les murs et depuis s’est enfoncé dans son monde de montagnes et hauteurs oubliées.

La machine à gaz rondouillarde à tendance politicienne ne dit mot.

L’autruche volante, flottante et trébuchante récite l’alphabet, sans fin et dans le désordre.

Il nous arrive de pleurer.

Nous ne parlons plus.

Le sort de nos amis nous torture.

Nous avons perdu le sens des réalités, du temps, de l’espace et même de nous-mêmes.

Nous ne savons plus qui nous sommes.

Nous sombrons dans la folie.

Je n’ai plus d’envie, même plus celle d’écrire.

Je suis à bout.

J’essaie en vain de ne plus penser aux pingouins à lunettes roses, à l’extincteur fort sage et à Maria dont la destinée probable me glace le sang.

Que demain vienne avec ses songes, ses ombres et sa mort.

Pardonnez-moi ces paroles sombres. Je suis un autre.

A demain, peut-être
§533

D’un étrange rêve et de l’absurde réalité, d’un monde atone et banal, de l’absence de réaction, de l’indifférence, et de mes bons et vieux amis


D’un étrange rêve et de l’absurde réalité, d’un monde atone et banal, de l’absence de réaction, de l’indifférence, et de mes bons et vieux amis

 

 

Le monde est finalement une chose assez bizarre.

 

Essayer de le comprendre est douloureux et épuisant, une expérience déroutante.

 

Pour ma part, je me trouve constamment en train de trouver des bonnes réponses à des mauvaises questions et réciproquement. J’aimerais de temps en temps réconcilier ces deux opposés mais le mieux que j’ai pu faire jusqu’à présent, et ce n’est pas peu dire, c’est trouver de mauvaises réponses à des mauvaises questions. La plupart du temps je me perds dans des dédales et circonvolutions incompréhensibles.

 

Bien sûr je suis aidé depuis quelques mois par ma cohabitation et mon errance avec un groupe d’amis plus que fidèles, vous les connaissez bien, pas la peine de les dépeindre trop en détails, mon grille-pain existentialiste et déprimé devenu depuis peu radiateur jaune artiste multiforme, mon extincteur fort sage, mon doux Yéti anarchiste, mes trois pingouins aux lunettes roses qui sortent leur Piero della Francesca comme d’autres leur bible ou kalachnikov, mon autruche volante, flottante et trébuchante que personne ne parvient à comprendre dans sa bêtise géniale ou inversement, ma machine à gaz rondouillarde et bien entendu celle qui bouleverse mes pensées, mon âme, ma vie, dès que je la regarde, ma douce et forte Maria.

 

Pourtant tout ceci ne me rend pas imperméable au monde et je demeure très généralement et bien globalement un étranger sur cette terre.

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En bref, je pourrais résumer ceci en vous avouant que je ne comprends rien à rien, peut-être même moins que cela.

 

Par exemple, je vous ai raconté hier que notre groupe s’est trouvé confronté à une épreuve brutale, sordide et violente avec irruption de miliciens dans le bungalow douillet sis au milieu d’une oasis confortable au milieu d’une zone sans droit, un pays de mort, une contrée oubliée des dieux ; je vous ai dit qu’avec le Yéti, l’autruche et la machine à gaz, j’ai été fait prisonnier et kidnappé ou emporté, je ne sais quel est le mot à utiliser en pareilles circonstances, vers une autre zone de mort, différente dans la forme mais semblable dans sa substance, une soi-disant école militaire quelque part dans une contrée aride à des dizaines de kilomètres de la précédente ; je pourrais ajouter que nous avons ensuite été interrogés par des farfelus peu sympathiques, un drôle de contraste avouez-le, hurlant dans une langue incompréhensible en nous éblouissant avec des vieux phares de voitures et à l’occasion nous frappant de grands coups de règles sur les cuisses ; je devrais vous raconter notre enfermement dans une sorte d’armoire verticale de 80 centimètres sur 80 avec impossibilité de nous soulager où que ce soit avec de surcroît une effroyable peur au ventre, mais ce qui me semble le plus incompréhensible dans tout cela c’est qu’à un moment donné, à l’instant où j’essayais en chuchotant – pourquoi chuchoter alors qu’autour il n’y qu’hurlements, sonneries, grincements et cris, je n’en sais rien – de contacter mes amis, de savoir où ils se trouvaient et comment ils avaient supporté leur interrogatoire, j’ai perdu connaissance, comme cela, en un dixième de secondes et me suis retrouvé dans un monde tout autre.

 

Il y avait le même moi, mais en bon état, frappant sur une sorte de clavier, regardant un étrange écran brillant et bien contrasté, au milieu d’un appartement agréable et spacieux, pleins de gadgets et livres partout, une télévision allumée dans les alentours diffusant des images de manifestations réprimées par la force, des cris là également mais lointains, semblants presque irréels, des conversations animées un peu plus loin, des bruits provenant de l’autre côté des murs glacés dudit appartement, je veux dire des fenêtres, mais des bruits apaisants, un bus, des voitures, des gens qui devisaient tranquillement et deux jeunes filles qui riaient, des bruits rassurants, une lumière chaude venant d’un lustre tentaculaire au plafond, un radiateur mais ni jaune ni bavard, une machine à café, pas à gaz, en train de filtrer un doux liquide bien noir, des carafes d’eau sur une table, des chaises autour, et une voix qui s’est approchée de moi en me demandant quand j’aurais terminé…

 

Un monde totalement irréel, vous en conviendrez, apaisé, tranquille, mais totalement utopique où la violence est cantonnée dans un parallélépipède suspendu au mur, fort joli d’ailleurs, et dans des coups de cafard parfaitement ordinaires provoqués par le temps maussade, pauvre chou, les factures impayées, tristes sires, les promotions manquées, terribles choses, les quolibets et sarcasmes d’imbéciles mal définis, graves incidents, les hauts succédant aux bas alternant avec les hauts, puis les bas, de la vie quotidienne, hebdomadaire, mensuelle et annuelle, par groupes de 7, 4, 12 et 10 respectivement, pas très logique mais rébarbatif vous l’avouerez, et enfin les chagrins de cœur, de corps, de tête, de dos et de pieds, vraiment incroyables et exceptionnels, tout cela de la part d’éphémères humains qui ne comprennent pas qu’ils sont, d’une part éphémères et d’autre part humains, c’est-à-dire effroyablement pitoyables et tristes.

 

Bref, je me suis trouvé pendant quelques secondes dans ce rêve incroyable où les choses les plus simples deviennent des problèmes, et le luxe insensé non pas une panacée mais une nécessité.

 

Je me suis demandé dans quelle réalité j’avais atterrie, quel était ce monde, pourquoi cet individu qui peut-être ressemblait à l’ombre de moi-même ne bougeait pas plus, ne se remuait pas un peu, ne secouait pas ses vieilles puces pour espérer bouger par effet domino tous les autres, et ainsi de suite, et par effet cocotier, parvenir à l’autre bout de la planète pour y imposer un autre monde.

 

Mais j’ai saisi immédiatement que ce monde-ci était trop bizarre pour opérer naturellement et logiquement, et qu’en conséquence cet individu qui semblait être moi était trop engoncé dans sa vie bien replète pour réagir autrement que par mots interposés, voire simples pensées, sans aucun accroc sur la réalité du monde, sans possibilité de phase avec les évènements de ce monde, juste une limace sans possibilité de réagir à quoi que ce soit, sans même comprendre la nécessité de réagir, sans même envisager la possibilité de comprendre cette nécessité de réagir, enfin vous avez saisi ma pensée.

 

Finalement, je me suis éveillé brusquement, suis sorti de ce cauchemar en hurlant et lorsque j’ai réalisé que j’étais dans le vrai monde, avec mes amis à proximité, mon grille-pain, mon yéti, mes pingouins, ma machine à gaz, mon autruche, et bien évidemment ma Maria, je me suis pris à sourire.

 

Cette réalité-là que sûrement je ne comprendrai jamais a au moins l’intérêt d’être en phase avec le monde orbitant autour…

 

Je dois vous laisser car les pitoyables individus qui m’ont enlevé souhaitent me faire signer une confession dans une langue que je ne comprends pas, mais je le ferais volontiers en sachant à quoi j’ai échappé.

 

Rien de pire que le lent glissement du temps dans un sablier d’une étroite banalité entre l’alpha et l’oméga mais sans rien entre…