De la musique qui adoucit les mœurs et de son intrusion dans un temps qui n’est plus qu’anarchie
Pour une raison qui m’échappe très largement, au milieu de cette parenthèse du temps, ou plutôt des temps, avec des valeurs et des rythmes différents selon qu’il s’agisse de notre petit groupe ou des habitants de cette ville, de cette réalité particulière, mes amis se sont mis à produire une sorte de combinaisons de sons. Ils ont joué ou fait ou composé de la musique, je ne sais pas quel est le terme le plus approprié. Ils sont entrés en transe.
Tout cela a débuté ce matin. Le mot ‘matin’ n’est pas forcément applicable en l’occurrence puisque les levers et couchers de soleil de l’autre temps, celui des humains de cette ville, se produisent à intervalles fort réguliers de quelques minutes seulement. Notre physiologie reste cependant adaptée à notre temps à nous, et nous restons éveillés durant l’équivalent de plusieurs mois.
Tout ceci doit paraître fort bizarre à nos geôliers, à vous aussi assurément, mais rassurez-vous à nous également.
Tout est fort étrange dans cette errance qui est la nôtre. Dont acte.
Ce matin donc, mes amis sans vraiment se consulter se sont mis à entrer en transe musicale comme d’autres entrent en religion.
L’autruche volante, flottante et trébuchante s’y est mise la première en chantant sur un ton très aigu et jalonné de claquements de becs façon cigogne de fort méchante humeur les paroles suivantes, pour autant que je me les rappelle : terrible, la vie est verte, la mort est bleue, le soleil est jaune, les fleurs rouges, l’amour est à Saint-Pétersbourg, mais on ne la trouve pas, elle est cachée sous une pile de chats, qui dorment en miaulant, et miaulent en rêvant, et rêvent d’une vie ailleurs, en Patagonie ou sur l’ile de Vienne, et le Pont Mirabeau s’amuse à couler sur la Seine qui rampe au fond des chaussées élastiques ou pas, et les yeux sont verts de gris, et gris-verts, et nous sommes ici, dans un temps qui n’est pas tant que cela un temps mais un tantinet tendu pour hypertendu du temps des taons.
Je n’ai rien dit car j’aime bien l’autruche volante, mon amie, et j’éprouve pour elle une profonde tendresse. Je ne lui ai pas indiqué que je comprenais de moins en moins ce qu’elle essayait de dire puisque d’une part cela l’aurait peut-être attristé et d’autre part rien n’indique selon les éléments de preuve en ma disposition que mon raisonnement est toujours et systématiquement à la hauteur des attentes.
De fait, les sonnets chantés de l’autruche ont subitement été accompagné par un battement régulier ressemblant à un langage morse étouffé provenant du Yéti anarchiste. Le son qu’il produisait provenait d’un battement lourd et lent de sa main droite sur sa poitrine jouant le rôle d’une caisse de résonance. Je n’ai au premier abord pas saisi le lien entre les battements et les paroles de l’autruche mais ai réalisé au bout d’un moment que le Yéti appuyait son poing sur sa poitrine à chaque fois que les sons ‘é’ ou ‘i’ étaient prononcés. Ceci formait une cadence irrégulière, un alphabet morse indéchiffrable, une succession de ‘bump, bump, bump’ irrégulier.
Bientôt, le grille-pain existentialiste à qui je n’attribuais pas de talents musicaux particuliers, mais ceci démontre le biais qui me tenaille s’agissant de l’appréhension d’individus ne répondant pas aux critères traditionnels ou habituels, s’est joint à l’orchestre naissant en éjectant son livre de Kierkegaard à intervalles réguliers, je veux dire le temps habituellement requis pour que les toast soient légèrement dorés.
Les trois pingouins amateurs de Piero della Francesca se sont mis l’un sur les épaules de l’autre, celui atteignant le sommet se jetant sur le lustre néonesque avec un hurlement cinglant signifiant soit ‘Constantin’ soit ‘Arezzo’, je ne sais pas au juste, avant de retomber brutalement sur le sol, puis ont recommencé inlassablement la même procédure.
L’extincteur fort sage a ajouté un peu de sel dans cette cacophonie naissante en faisant tournoyer son appendice plastique tel un lasso de nos anciens westerns que nous aimions tant, je parle pour toutes celles et ceux ayant dépassé la quarantaine.
Ne souhaitant pas me montrer asocial je me suis joint au groupe en entonnant une chanson que j’aime bien, le ‘ne me quitte pas’ de Brel que j’ai alterné avec ‘Amsterdam’.
Tout ceci doit vous paraître bien particulier mais je vous rassure immédiatement, la lecture de ces lignes produit un effet qui n’a absolument rien à voir avec le déchainement ahurissant et cinglant des vocalises et gestuelles de tous les amis ici réunis.
Je vous en supplie, n’essayer pas de reproduire ces sons chez-vous, vous risqueriez une expulsion immédiate.
Contentez-vous de chanter nos louanges, mais en silence je vous prie. Je dis ceci non pas pour me joindre à tous ces puissants qui ne comprennent pas que leur statut d’immortels est loin d’être atteint mais simplement parce que la patience qui est la mienne a été mise à rude épreuve depuis le début de cette longue et improbable errance. Ne m’en veuillez pas si cela peut paraître un brin présomptueux.
Je vais vous laisser car il est particulièrement difficile de chanter et supporter ces hurlements tout en tapant ces quelques lignes. Si vous aviez des suggestions de chansons, n’hésitez pas à m’en faire part mais en murmurant s’il vous plait.