De nouveaux décors pour un retour vers le présent et d’un auteur très las
En l’espace de quelques jours à peine nous avons franchi des continents, des univers entiers ou partiels, pour aboutir à une salle d’un musée imaginaire, puis quelques autres salles se sont rajoutées et maintenant, depuis ce matin je veux dire, une ville entière a pris forme dans l’esprit endormi et fatigué d’un auteur toujours allongé dans ce qui est devenu le centre de notre monde, sous une toile blanche de Vermeer que vous remplirez comme bon vous semblera, et sous le poids cumulé de trois pingouins amateurs de Piero della Francesca.
Toutes les dix minutes à peu près je m’aventure hors de cette salle arpentée par des touristes aux pull-overs rouge pour déterminer l’état d’esprit de mon alter ego – il est auteur, je suis narrateur mais dans une autre histoire que la sienne – et constater si des pans nouveaux se sont mis en place.
Je remarque, je dois l’admettre avec bienveillance, qu’il procède avec méthode, à la façon des guerriers habiles de Sun Tzu, en testant le terrain, s’avançant avec intrépidité puis s’installant avec armes et bagages dans un nouveau paysage, et développant ainsi dans ce qui était une avant-garde une base arrière d’une nouvelle attaque ou progression.
Ainsi, il créé quelques salles, vides pour la plupart, y installe quelques meubles sans intérêt, glisse des tableaux blancs, quelques touristes égarés, puis progressivement prend possession des lieux, ajoute des détails, des scènes nouvelles et enfin, après plusieurs heures d’efforts, il achève son travail en cet endroit en peaufinant les détails les plus intimes, la marque des lunettes de la jeune femme au sac Lanvin, le jouet en forme de girafe du petit garçon aux cheveux bouclés et à la cheville froissée qui boite avec une mimique forcée, ou le pantalon à la tâche de graisse de l’homme souffrant d’embonpoint parlant à son épouse avec un accent néerlandophone. Ceci étant accompli, il se rue un peu plus loin, crée de nouvelles salles, décors ou extérieurs dans toutes les directions de l’arc-en-ciel et les couleurs de la rose des vents. Et ainsi de suite…
Un effort permanent et épuisant, effectivement, provoquant immanquablement des poussées d’urticaire, des fièvres que j’imagine jaunes ou vertes, des nausées, et des foulures.
C’est une triste destinée que celle de mon alter ego qui ne peut s’arrêter de créer, de peupler des mondes imaginaires ou réels, peu importe après tout, de pousser le monde connu toujours plus loin au-delà des limites de ce qui lui est imposé, s’attelant à cette tâche sans relâche, sans jamais pouvoir s’interrompre, se poser sur un banc et dire gentiment laissez-moi tranquille deux minutes, voulez-vous car j’ai l’impression que ceci serait la fin de mon bonhomme et l’irruption d’un fichu personnage qu’il évacue de son inconscient à mesure qu’il progresse dans sa création, à savoir la mort, mais ne parlons pas de cela dans ce qui se veut être une chronique légère, dont acte.
Aujourd’hui donc, après avoir arpenté les couloirs de l’univers mental de mon auteur à intervalles réguliers, j’ai fini par découvrir l’entrée du musée, une grande salle solennelle avec très, très hauts plafonds, colonnes en faux gothique, portiques en faux marbre et escaliers en colimaçons, puis noté l’arrivée d’une cohorte de touristes et guides vêtus de toutes les couleurs, plus seulement du rouge, et enfin me suis aventuré sur le parvis, une sorte d’esplanade plane et grise, entourée d’une balustrade d’environ 1 mètre de hauteur, et surplombant un grand escalier à trois paliers sur lesquels se précipitaient une foule bigarrée mais triste de formes humaines vaguement discernables sous leurs parapluies noirs.
Vers la droite, ma droite, les formes des rues sont encore vaguement envisagées, quelques lignes d’horizon à peine, un ciel sombre, de la pluie sans fin, des arbres et au-dessus des immeubles sans fenêtres ni toits. Par contre, vers la gauche, l’ensemble se découvre traditionnel, typique des mégalopoles occidentales ou mondialisées, l’auteur devait être fatigué, plus de rizières ou de déserts, plus de poussière ou de murs ocres, simplement des rues très droites, perpendiculaires ou parallèles, des immeubles de sept ou huit étages au premier plan, faux gothique à nouveau mais un peu doré, il faut bien cela, balcons en fer forgé, toits rouges et cheminées exhalant des fumées sombres, et des tours brillantes, quadrilatères d’acier et de verre au second plan.
Pas de végétation dans cette direction, peut-être par manque de temps ou peut-être par manque d’envie ou simplement par désespoir.
Nous sommes dans une ville qui ressemble à l’une de celles que j’ai quittée il y a longtemps, pas de sinuosités, pas de chants ou de sourires, pas de souffrance apparente, juste des passants sombres et sans âge, même les enfants semblent sans âge, pas de sourire sur leurs lèvres, juste des formes qui marchent les unes derrière les autres, sous leur parapluie, car il ne cesse de pleuvoir, c’est plus pratique j’imagine à ce stade de la création de ce nouveau monde, moins de couleurs ou de détails, pas de ciels, pas de reflets complexes, juste une pluie fine, et des gens qui marchent se bousculant presque, ne se reconnaissant pas, ne s’arrêtant pas, ne se saluant pas, tous en tenues semblables, similaires, identiques, presque des uniformes, si ce n’est qu’ils ne sont ni kakis ni bleus, non, des uniformes chamarrés, des mélanges de toutes sortes, des empilages de tissues, des bouleversements de nuances, de teintes ou de formes, mais avec les insignes requis et nécessaires, des logos et signes distinctifs d’appartenance à des classes prédéterminées, l’une au-dessus des autres jusqu’au ciel, qui je l’ai dit, est pluvieux.
Nul ne se salue, nul ne se parle, chacun porte à son oreille une chose plane et quadrilatère, sombre, et dicte quelque chose à un autre lui-même inattentif comme lui, ou elle, parle de lui ou elle, mais n’écoute pas la réponse, se met en vitrine mais ne réagit pas à ce qu’il ou elle entend, tous sont semblables, toutes sont semblables, peu de mots pour les décrire, juste des évidences et des égoïsmes, qui avancent vivement vers un but unique, la puissance, l’argent et le plaisir, un triptyque de charme, mais sans la gaieté, sans la joie, sans l’amour, sans le sens que la vie devrait avoir, qu’ils ou elles ne perçoivent pas, sont incapables de comprendre, de sentir, de ressentir, d’humer, ou de palper, ils ou elles vivent mais ne sont pas vivants, ce sont des formes, des squelettes avec de la chair et des vêtements au-dessus, ils ou elles n’ont qu’un devenir, la disparition sans traces ni larmes derrière, juste l’espace nécessaire pour qu’un autre lui-même ou elle-même puisse prendre sa place.
L’auteur qui se trouve à quelques mètres de cet esplanade où je suis a eu le temps d’ajouter des limousines, gros bateaux sur une mer plate, des monstres d’acier et de verre, des choses béantes et sans nom, qui ouvrent leur chemin tels des Moises sans cheveux longs ou barbes bibliques, avec lumières rouges et orangées se réfléchissant sur des flaques d’eaux graisseuses et froides.
Il n’y a pas de doute, pour une raison que j’ignore, l’auteur, mon alter ego, nous a ramené en occident, et s’il n’y avait des pingouins amateurs de Piero della Francesca assis sur un auteur lui-même allongé sur un Vermeer blanc, et un grille-pain existentialiste posé sur mon épaule, droite, je pourrais penser être de retour chez-moi.
Je n’y suis pas encore tout à fait mais la direction imposée par mon autre moi-même est claire.