D’une enquête policière sur fond de révolution, Machiavel, Sun Tzu et déliquescence d’un groupe étrange
La situation est bien étrange, il faut en convenir.
Nous étions un groupe d’amis quasiment inséparables depuis notre départ de Copenhague, ou Vienne, peu importe après tout car nous n’avons jamais réellement pu déterminer avec précision de quel endroit il s’agissait et avons fini par le dénommer belle et bonne île de Vienne, et ne faisions pas un mètre sans être l’un avec les autres et réciproquement.
Par nous je veux dire (1) le grille-pain existentialiste devenu radiateur jaune artiste multiforme, (2) le réfrigérateur colérique réincarné en machine à gaz rondouillarde à tendances politiciennes, (3) à (5) les trois pingouins à lunettes roses amateurs de Piero della Francesca, (6) le Yéti anarchiste, (7) l’autruche volante, flottante et trébuchante, (8) Maria au regard si profond que je m’y suis si souvent perdu et (9) votre servile serviteur.
Ceci fait neuf si mon calcul est bon. Pardonnez mon approximation ou mon apparent manque d’assurance mais en période révolutionnaire il vaut mieux tout vérifier par soi-même, et constamment remettre en doute ses propres convictions. 9 c’est d’ailleurs un joli chiffre, tout rond, enflé d’une symbolique rondouillarde, comme la machine à gaz.
Nous étions donc 9 puis par la force des circonstances nous sommes divisés en deux groupes, l’un dans une sordide prison l’autre en liberté, puis après les évènements salutaires ayant conduit à la révolution dans ce pays étrange sans nom, nous nous sommes séparés en plusieurs sous-groupes. Cependant, la somme des entités individuelles et sous-groupe dont il s’agit ne nous conduit pas à 9.
Songez-y un instant:
Le Yéti anarchiste agite des groupes d’étudiants en leur parlant de révolution permanente et de changements par la force.
La machine à gaz rondouillarde comprend tout le monde et appelle à la réforme en douceur et la reprise immédiate du travail et le rétablissement économique du pays dont, ceci dit en passant, il ne connaît même pas le nom et ne parle pas vraiment la langue.
Les trois pingouins s’affairent à la confection d’une bannière sensée permettre une meilleure lecture des évènements de ce lieu et moment en reproduisant sur un assemblage de draps blancs le tableau de la bataille figurant sur l’un des panneaux de la chapelle d’Arezzo.
Maria poursuit son incessante activité visant à libérer tous les lieux de détention du pays, et dieu sait s’il y en a, surtout des secrets.
L’extincteur est entièrement occupé à catégoriser et détailler les différents précédents qui pourraient intéresser les dirigeants du pays et leur permettre de réitérer des erreurs regrettables commises par le passé.
Quant à l’autruche et moi-même nous sommes pris par une tâche plus simple, moins noble, mais ô combien nécessaire, constituer les provisions nécessaires à l’alimentation de chacun de ces acteurs clés de la révolution. Ceci part du principe que le succès de toute bataille réside dans la possibilité pour l’intendance de suivre les forces vives et l’accompagner dans son mouvement de victoire en victoire, dixit Machiavel et Sun Tzu.
Ce faisant, nous cherchons également des traces éventuelles de notre ami disparu, le radiateur jaune artiste multiforme ou, en cas de retour prénatal, le grille-pain existentialiste. Nous enquêtons discrètement mais vous comprendrez probablement que demander aux gens autour de nous entièrement accaparés par la révolution et ses à cotés s’ils ont aperçu un radiateur dans les environs, n’est pas forcément la chose la plus populaire qui soit.
Les réponses oscillent entre « dégagez », « y a rien à voir », et «des barges j’en ai souvent rencontrés mais des comme cela jamais » sans compter les « Des radiateurs ? Dans le désert ? Et pourquoi pas des aspirateurs à hélices ou des chameaux volants, franchement, votre radiateur, on en a rien à cirer » et les « viva la révoluchion, pendant que certains la font d’autres continuent leurs vils commerces mercantiles, enrichissez-vous pendant que nous nous faisons tirer dessus comme des canards, il faut vraiment n’avoir aucun scrupule pour oser faire cela, on se débarrasse de corrompus notoires et vous, vous faites dans le commerce des radiateurs, faut vraiment avoir du culot, partez avant que je ne m’énerve ».
Bref, notre enquête ne s’annonce pas forcément très facile et tout cela, sachez-le, je le fais seul accompagné par une autruche volante, flottante et trébuchante qui ne me quitte pas d’une plume et ponctue chacune de mes interrogations d’un sonnet de sa composition, parfaitement, totalement, nécessairement incompréhensible, plongeant mes interlocuteurs par ailleurs déjà fort énervés dans la plus intense consternation.
L’un de ceux-ci disait à peu près : « vogue les navires, la terre est ronde, jaune est le citron et rond est la pomme, tout est rond mais le monde est carré et moi je vole alors que toutes se plument et je me pâme, ce qui est mieux que se paner, puisque l’un est ridicule et l’autre chaud, ce qui ramène au radiateur mais pas au jaune mais cela je laisse à l’œuf que je n’ai pas car je ne sais pas et pas trop non plus même pas un peu enfin si peu, bref on cherche et on se fiche un peu de votre révolution ».
Avouez qu’il est difficile d’obtenir des résultats immédiats dans de telles conditions.
J’ai à plusieurs reprises ce jour terminé mon investigation la tête la première dans la rigole servant d’égout ou l’égout servant de rivière le tout devant une autruche médusée m’avouant qu’elle ne se rappelait plus mon prénom ce qui m’a laissé quelque peu froid dans cette atmosphère très chaude.
Le tout serait bien sur risible s’il n’y avait en arrière fond deux constats un peu amer : (i) d’abord, un des nôtres n’est plus là et il me semble être le seul à s’en préoccuper et (ii) ensuite notre groupe, soudé et compact, se dissout sur fond de crise communautaire et renaissance d’une solidarité locale envolée depuis fort longtemps sur le lit de la corruption et de l’arrogance.
Nous étions 9 mais ne sommes plus au jour d’aujourd’hui que 8, un chiffre qui est symboliquement parlant beaucoup moins intéressant ou parlant. Allez savoir combien nous serons demain…