De ma cinquième leçon dans le désert


De ma cinquième leçon dans le désert

 

Les dunes sont un peu moins hautes, leur épiderme moins profond, leur sable moins chaud, leur chaleur moins accablante. Il est plus aisé pour moi de suivre le pas de Maria au regard si profond que je m’y suis perdu, de la jeune fille aux cheveux rouges, et de l’autruche volante, flottante et trébuchante.

 

Peut-être s’agit-il d’une simple impression, peut-être me suis-je habitué à la douleur et à l’accablement, on s’habitue à tout, surtout lorsque le choix n’existe pas, pour autant qu’il y ait réellement un choix dans ce que nous vivons et faisons.

 

Les paysages sont peut-être beaux, peut-être laids, cela n’a pas d’importance, lorsque chaque pas est une souffrance le beau et le laid n’existent plus, ne reste que le présent et éventuellement une parcelle du futur très proche.

 

Le passé ne laisse même plus d’ombre, rien, absolument rien, car il n’y a pas vraiment d’ombre dans un désert, comment pourrait-il y en avoir dans ce face à face impitoyable entre l’astre luisant tout là-haut et le reste, une étendue de sable, de cailloux, de branchages morts ou tout juste, des collines planes, des semblants de routes ou  d’anciens oueds perdus dans une mort apparente.

 

Il n’y a pas d’ombre, il n’y a pas de mémoire, il n’y a pas de souvenir, tout n’est que dans l’instant, la survie, la nécessaire survie au-delà de la souffrance, c’est ainsi.

 

Je marche avec peine derrière mes deux amies tenant dans ma main droite le bout des plumes d’autruche de mon amie si fidèle qui prononce quelques mots tous les quart ou demi-heure, pour me remonter le moral, pour m’encourager, c’est ainsi que je le conçois car je ne sais toujours pas ce qu’elle veut dire, mais depuis hier cela n’a plus d’importance, valse, cloche, berger, manger, toucher, avancer, toujours, ainsi, demain, jamais, dès l’aube, cormoran, vole, toujours, marcher, ici, encore, toujours, pas d’abandon, pas de cris, pas de pleur, juste devant, jamais autrement, la danse, le chant, la musique, la peinture, les joies, les choses, la couleur verte, le rose aussi, le rouge peut-être, Saint-Pétersbourg, ici, toujours, devant, maintenant, Virgile.

 

Les deux jeunes femmes avancent et se parlent méthodiquement, patiemment, imperturbablement, se retournant de temps en temps pour surveiller mon train, me souriant avec candeur et ingénuité, me tendant parfois une gourde qui semble ne jamais se tarir, des visages resplendissants en dépit de la chaleur que je suis le seul à vraiment ressentir, des yeux tracés façon égyptienne, celle de l’antiquité, celle de tous les temps, de toutes les femmes, et je ne dis rien car ma bouche est sèche même après avoir bu, peut-être également parce que je n’ai rien à dire, car dans le désert tout se perd, tout s’oublie, tout se tarit, tout disparait dans une gangue de chaleur et d’épuisement, dans une zone de non-droit ,de non-vie, de non-être, il n’y a plus que des souvenirs perdus, des ombres anéanties, des disparitions finales et définitives, tout a été absorbé et rien ne sera retrouvé, tout est englouti, tout est avalé.

 

La mémoire se perd dans le désert et je ne saurais même pas dire s’il s’agit-là d’une cinquième leçon car j’ai oublié quelles étaient les autres, je ne sais plus ce que hier était, ce qu’avant était, qui ou quoi ou comment, rien.

 

Je me pose des questions très simples, mon nom, mon prénom, ma ville de naissance, les prénoms et noms de mes parents, mes adresses passés, les noms de mes amis, les lieux où j’ai vécus, mais tout s’est perdu dans un flou inépuisable, indécelable, une zone vierge difficile à cerner, je ne me rappelle de rien.

 

Maria a parlé ce matin de nos amis égarés mais je ne me suis même plus souvenu qui ils étaient, où ils sont partis, et pourquoi, et quand, et comment.

 

Tout s’est évaporé.

 

La jeune fille aux yeux rouges a mentionné des évènements et des sursauts, des révolutions et des contre-révolutions, des combats gagnés et d’autres perdus, mais je ne me souviens pas de quelle révolution il s’agit, j’ai perdu le sens de ce qui a été, ne reste que l’instant présent dans ce pays de misère, ce désert sans ombre, ce désert de lumière qui ne s’abrite derrière aucun artifice et prolonge le présent à perte de vue et de sensation.

 

Il n’y a rien d’autre.

 

Ne me demandez pas qui je suis car je ne le sais pas.

 

Je ne sais d’ailleurs même pas qui vous êtes, vous, à qui je m’adresse, des lecteurs inconnus, des yeux absents, des paroles qui s’effacent.

 

Le désert absorbe tout et ne rend rien.

 

Le désert est silence et lumière, il n’y a rien à voir, entendre ou dire, il n’y a pas d’ombre, pas de souvenir, pas de passé, pas de futur. Pas d’ombre, vous rendez-vous compte ?

 

Pas d’ombre.

 

Pas de mémoire.

 

Un rien qui résonne plus que le plus grand bruit.

 

Les dunes sont un peu moins hautes, leur épiderme moins profond, leur sable moins chaud, leur chaleur moins accablante. Il est plus aisé pour moi de suivre le pas de Maria au regard si profond que je m’y suis perdu, de la jeune fille aux cheveux rouges, et de l’autruche volante, flottante et trébuchante.

 

Peut-être s’agit-il d’une simple impression, peut-être me suis-je habitué à la douleur et à l’accablement, on s’habitue à tout, surtout lorsque le choix n’existe pas, pour autant qu’il y ait réellement un choix dans ce que nous vivons et faisons.

 

Les paysages sont peut-être beaux, peut-être laids, cela n’a pas d’importance, lorsque chaque pas est une souffrance le beau et le laid n’existent plus, ne reste que le présent et éventuellement une parcelle du futur très proche.

 

Le passé ne laisse même plus d’ombre, rien, absolument rien, car il n’y a pas vraiment d’ombre dans un désert, comment pourrait-il y en avoir dans ce face à face impitoyable entre l’astre luisant tout là-haut et le reste, une étendue de sable, de cailloux, de branchages morts ou tout juste, des collines planes, des semblants de routes ou  d’anciens oueds perdus dans une mort apparente.

 

Il n’y a pas d’ombre, il n’y a pas de mémoire, il n’y a pas de souvenir, tout n’est que dans l’instant, la survie, la nécessaire survie au-delà de la souffrance, c’est ainsi.

 

Je marche avec peine derrière mes deux amies tenant dans ma main droite le bout des plumes d’autruche de mon amie si fidèle qui prononce quelques mots tous les quart ou demi-heure, pour me remonter le moral, pour m’encourager, c’est ainsi que je le conçois car je ne sais toujours pas ce qu’elle veut dire, mais depuis hier cela n’a plus d’importance, valse, cloche, berger, manger, toucher, avancer, toujours, ainsi, demain, jamais, dès l’aube, cormoran, vole, toujours, marcher, ici, encore, toujours, pas d’abandon, pas de cris, pas de pleur, juste devant, jamais autrement, la danse, le chant, la musique, la peinture, les joies, les choses, la couleur verte, le rose aussi, le rouge peut-être, Saint-Pétersbourg, ici, toujours, devant, maintenant, Virgile.

 

Les deux jeunes femmes avancent et se parlent méthodiquement, patiemment, imperturbablement, se retournant de temps en temps pour surveiller mon train, me souriant avec candeur et ingénuité, me tendant parfois une gourde qui semble ne jamais se tarir, des visages resplendissants en dépit de la chaleur que je suis le seul à vraiment ressentir, des yeux tracés façon égyptienne, celle de l’antiquité, celle de tous les temps, de toutes les femmes, et je ne dis rien car ma bouche est sèche même après avoir bu, peut-être également parce que je n’ai rien à dire, car dans le désert tout se perd, tout s’oublie, tout se tarit, tout disparait dans une gangue de chaleur et d’épuisement, dans une zone de non-droit ,de non-vie, de non-être, il n’y a plus que des souvenirs perdus, des ombres anéanties, des disparitions finales et définitives, tout a été absorbé et rien ne sera retrouvé, tout est englouti, tout est avalé.

 

La mémoire se perd dans le désert et je ne saurais même pas dire s’il s’agit-là d’une cinquième leçon car j’ai oublié quelles étaient les autres, je ne sais plus ce que hier était, ce qu’avant était, qui ou quoi ou comment, rien.

 

Je me pose des questions très simples, mon nom, mon prénom, ma ville de naissance, les prénoms et noms de mes parents, mes adresses passés, les noms de mes amis, les lieux où j’ai vécus, mais tout s’est perdu dans un flou inépuisable, indécelable, une zone vierge difficile à cerner, je ne me rappelle de rien.

 

Maria a parlé ce matin de nos amis égarés mais je ne me suis même plus souvenu qui ils étaient, où ils sont partis, et pourquoi, et quand, et comment.

 

Tout s’est évaporé.

 

La jeune fille aux yeux rouges a mentionné des évènements et des sursauts, des révolutions et des contre-révolutions, des combats gagnés et d’autres perdus, mais je ne me souviens pas de quelle révolution il s’agit, j’ai perdu le sens de ce qui a été, ne reste que l’instant présent dans ce pays de misère, ce désert sans ombre, ce désert de lumière qui ne s’abrite derrière aucun artifice et prolonge le présent à perte de vue et de sensation.

 

Il n’y a rien d’autre.

 

Ne me demandez pas qui je suis car je ne le sais pas.

 

Je ne sais d’ailleurs même pas qui vous êtes, vous, à qui je m’adresse, des lecteurs inconnus, des yeux absents, des paroles qui s’effacent.

 

Le désert absorbe tout et ne rend rien.

 

Le désert est silence et lumière, il n’y a rien à voir, entendre ou dire, il n’y a pas d’ombre, pas de souvenir, pas de passé, pas de futur. Pas d’ombre, vous rendez-vous compte ?

 

Pas d’ombre.

 

Pas de mémoire.

 

Un rien qui résonne plus que le plus grand bruit.

 

§511

De l’essoufflement de la révolution, de Turin et Saint-Pétersbourg, des ombres qui s’avancent et des poupées russes


De l’essoufflement de la révolution, de Turin et Saint-Pétersbourg, des ombres qui s’avancent et des poupées russes

 

Le tumulte est impressionnant mais de moindre importance qu’hier.

 

Les manifestants sont toujours nombreux mais la réalité quotidienne impose à chacune et chacun de reprendre ses activités habituelles même si les possibilités de s’exprimer demeurent. Des grappes et groupes de gens passent et repassent devant la pension de famille où nous avons élu domicile.

 

Les sourires sont toujours là mais ils sont de moindre intensité. J’imagine que ceux qui ont bousculé les obstacles réalisent lentement que la situation est semblable à un empilement de poupées russes. Ils ont bien entendu fait voler en éclat la première voire la seconde des figurines en papier ou carton qui les étouffaient mais en restent un nombre d’autres, nombre inconnu et selon moi assez important, et là est la difficulté, conserver l’énergie non pas du désespoir mais au contraire de l’espoir, pour abattre un à un ces obstacles, ou ces poupées, comme vous voudrez, alors que le luxe de la révolution n’existe pas pour la plupart de ces jeunes, il n’y a que la souffrance du quotidien, et les sourires se réduisent, et la poussière qui recouvre tout dans ce pays dont nous ignorons toujours le nom, dont nous ne comprenons pas la langue, dont les gens nous voient sans nous voir, dont l’histoire nous est inconnue, dont les manipulateurs sont d’évidence manipulés et les manipulés sinistrement et doublement ou triplement manipulés, cette poussière finit par recouvrir tout tel un linceul non point blanc et non point de Turin mais beige et sombre.

 

« Il n’y a plus d’amour à Saint-Pétersbourg » s’amuse à chanter l’autruche volante, flottante et trébuchante depuis ce matin, sa bonne vieille rengaine sans signification mais signe que les choses reviennent dans un semblant de normalité.

 

L’extincteur fort sage est revenu de sa bibliothèque et nous a informé que les traits caractéristiques de cette révolution étaient qu’elle n’était pas bourgeoise mais portée par une jeunesse dont on pensait auparavant qu’elle n’était pas intéressée par la chose politique et que lui il aimait cela même si les risques que tout termine mal étaient assez conséquents.

 

Il a ajouté que « le monde avançait vers une crise généralisée de par la conjonction d’un déplacement brutal de son centre de gravité de l’ouest vers l’extrême orient et l’avènement d’un hyper égoïsme d’une classe dirigeante hyper-riches et totalement insensibles aux besoins de populations perçues de manière Stalinienne, c’est-à-dire comme de simples statistiques ».

 

Je pense qu’il n’a pas tort.

 

Lorsque les tensions deviennent de plus en plus fortes, que les décalages et différences se creusent rapidement, tôt ou tard tout finit par exploser et plus ce phénomène tarde à venir plus l’explosion est grande.

 

Ce n’est pas parce que le tremblement de terre gravissime annoncé pour la fin du dernier millénaire en Californie ne s’est pas produit qu’il ne se produira plus jamais. Au contraire, son importance sera plus grande même si nul ne peut prédire lorsqu’il se produira, demain ou dans un siècle. Mais je ne suis pas un expert, vous le savez bien.

 

Maria au regard si profond que souvent je m’y noie, est revenue de ses multiples incursions dans le pays de l’intérieur, là où la révolution ne s’est pas enfoncée, pour y dénicher les lieux où sont oubliés des milliers de prisonnier d’opinion et les libérer et nous a annoncé qu’elle était heureuse d’avoir ainsi ramené au soleil une population entière de taupes oubliées et tristes. En même temps elle nous a dit rencontrer de plus en plus en plus de femmes lui disant que des fantômes du passé se promenaient la nuit et s’y comportaient comme des ombres criminelles, violant, dérobant, kidnappant les proies les plus faciles, celles ayant abandonné la peur et retrouvé le courage et l’espoir.

 

Le Yéti anarchiste et la machine à gaz rondouillarde à tendance politicienne se sont enfermés dans leur chambre pour préparer leur débat au sommet de demain. Un après l’autre, ils nous ont demandé notre assistance mais fort justement je pense nous leur avons dit qu’il était hors de question d’aider l’un au détriment de l’autre. L’abstention est mère de sûreté entre amis…

 

Les trois pingouins aux lunettes roses, amateurs de Piero della Francesca se sont cependant proposé de les aider et ont de manière fort transparente mis leurs exigences sur la table : « nous aiderons celui qui nous paiera le plus cher, qui s’engagera à instaurer une année Piero dans ce pays stupide, qui nous aidera à trouver Arezzo pour y instaurer une République digne de ce nom et qui enfin accordera à tous les pingouins du monde l’immunité absolue et les privilèges des despotes disparus ».

 

Le Yéti anarchiste leur a dit qu’il s’empresserait de le faire dès qu’il deviendrait Pape ce qui nous a fait tous pouffer de rire, y compris l’autruche, même si dans ce cas particulier je ne suis pas sûr qu’elle ait tout compris, d’autant qu’elle nous avait demandé un peu auparavant si dans les crêpes sucrées il fallait mettre autant de marins et de pompiers que dans les salées. Nul n’a répondu mais la petite fille au manteau rouge, la fille de la propriétaire de la pension, lui a donné une sucette rouge pour la calmer.

 

De mon côté, j’ai informé mes amis de l’état de mes recherches et investigations conséquentes concernant la disparition non avérée et inexpliquée du grille-pain existentialiste réincarné en radiateur jaune artiste multiforme de la manière suivante : « nous sommes bredouilles, aucun signe de vie, aucune trace, rien, pas la moindre information, rien… il est possible que nous n’ayons pas d’autre recours que de prochainement considérer la disparition du grille-pain définitive avec toutes les conséquences que l’on imagine… Je suis désolé… » Mais, pour l’heure, nous continuons d’essayer et de rechercher la trace de notre ami.

 

Ce qui m’a le plus troublé dans cette affaire, je dois l’admettre, c’est que dans le tumulte des évènements cette disparition semble moins difficile à accepter qu’elle l’aurait été dans d’autres circonstances. L’échelle de nos valeurs n’est pas la même selon ces dernières. Tout est relatif, même la douleur.

 

Mais ne relâchons pas nos efforts. Si vous deviez avoir des nouvelles à nous annoncer, mêmes mauvaises, n’hésitez pas à nous le faire savoir.

sol227

De cet horrible sentiment d’isolement et d’impuissance, du chant des autruches volantes, flottantes et trébuchantes et de l’acharnement des Yétis anarchistes


De cet horrible sentiment d’isolement et d’impuissance, du chant des autruches volantes, flottantes et trébuchantes et de l’acharnement des Yétis anarchistes

 

 

Si les évènements n’étaient aussi dramatiques je serais tenté de dire que nous sommes revenus à la case départ.

 

L’optimisme avait fait irruption dans ma cellule d’isolement avec l’arrivée de mes amis Yéti anarchiste, autruche volante, flottante et trébuchante et machine à gaz rondouillarde à tendance politicienne. Je m’étais subitement fais à l’idée que peut-être les lendemains ne seraient pas tous sombres avec pour seule lumière celle d’un néon clignotant lors des visites de mon policier de service, j’avais escompté qu’avec leur aide je pourrais franchir les portes de cet établissement perdu au bout du monde entre dunes et steppes, que nous pourrions ensuite rejoindre le restant de notre groupe ayant échappé à la rafle de la milice, et que tous ensemble nous pourrions quitter rapidement ce pays de misère sans trop nous y attarder.

 

C’était sans compter sur le coup du destin et le poids des imprévus. L’irruption de Maria, de l’extincteur fort sage et des trois pingouins à lunettes rose amateurs de Piero della Francesca a certes provoqué un traumatisme certain chez nos gardiens désenchantés amateurs de belles lettres, surtout celles de leurs magazines de culture, art et tradition – j’essaie de rire bien sûr, mais ne le peux pas vraiment, pardon – mais a surtout entrainé une fuite désordonnée de nos amis et la poursuite furieuse de ces abominables matrons accompagnés de leurs enfants soldats ivres, drogués et hyper-violents.

 

Nous sommes de ce fait cloitrés dans notre cellule misérable et angoissés au plus haut point. Au-delà de la souffrance imaginée et ô combien réaliste, il y a cette incertitude qui nous glace le sang, nous ne savons pas et ne saurons peut-être jamais.

 

Les gardiens se succèdent devant notre cellule, les porte-voix résonnent en permanence, les talkiewalkies crépitent dans une langue que nous ne comprenons pas, les lourds pas s’annoncent, passent et nous dépassent, la peur est omniprésente, pas tant pour nous car après tout que peut-il nous arriver de pire que ces derniers temps ?

 

Puis-je être encore plus maltraité par mon gentil policier que je ne l’ai été depuis mon incarcération? Je ne le pense pas, mais ceci n’a guère d’importance.

 

Bien plus grave est la pensée de ce qui pourrait advenir à nos amis en errance fugace. Les trois pingouins ? Et surtout, Maria, la belle et ravissante Maria, cette femme dont le regard m’éblouit tellement que j’en oublie pratiquement le son de la voix mes neurones n’enregistrant que rarement ce qu’elle me dit au premier coup tant ils sont submergés par des vagues d’admiration et l’ivresse de l’amour.

 

Soyons franc, je suis mortellement inquiet. La savoir aux mains de ces individus sans foi ni loi, entièrement maître d’eux-mêmes, ne rendant compte à personne, faisant ce que bon leur semble, n’ayant d’autres limites que celles que leur fatigue ou lassitude peuvent leur fixer, n’ayant aucune loi au-dessus d’eux si ce n’est l’argent, le pouvoir, la violence et la désolation de leur esprit, est une torture bien plus grave que celles que j’aie subies les journées précédentes.

 

La machine à gaz rondouillarde a passé un de ses tuyaux autour de moi mais avant qu’elle n’ait pu dire quoi que ce soit je l’ai prié de surtout ne pas me dire avec son ton gaullien je vous ai compris ce à quoi elle a réagi avec douceur en chuchotant « aujourd’hui je préfère ne rien comprendre ».

 

Ne pas comprendre, se taire, se muer dans le silence des sons, des mots et de l’esprit, se taire, se taire, se taire… contempler les interstices du mur et les compter, parler à voix haute de chose et autre qui n’ont aucun lien avec la réalité, telle est peut-être la seule solution, celle de l’autruche volante, flottante et trébuchante, qui dit depuis ce matin : « un, deux, trois, ça fait sept, puis neuf et deux, moins un, tout est là, demain aussi, je crois, et croire c’est comme croître mais sans le t pourquoi cela, neuf et huit cela fait deux ou peut-être pas, demain à Saint-Pétersbourg il y aura de l’amour aussi… »

 

Ou alors réagir en trépignant, frappant ou hurlant comme le fait ce bon et brave Yéti qui vient d’écraser ses poings pour la énième fois contre la porte, de la même manière qu’il l’avait fait auparavant contre l’assise sur laquelle j’étais assis et qu’il est parvenu à détruire ou le mur qu’il serait parvenu à démolir s’il n’était en béton armé, je le laisse faire, car je n’ai pas d’alternative à proposer.

 

Nous mourrons d’angoisse c’est sûr. Nous ne savons pas. Rien n’est pire que l’attente et la désespérance, ce sentiment d’inéluctabilité incontrôlable. Nous savons qu’au dehors il n’y a rien, que du sable, des cailloux et des arbustes, rien derrière quoi on puisse se cacher, alors, la fuite ne peut-être que vouée à l’échec avec tout ce qui s’en suit.

 

Je meurs d’angoisse. Alors il me reste la possibilité de me murer dans un silence obsédant, frapper contre la porte ou scander les noms des différents Saints, de Saint Anasty du Béarn à Saint Yodel, ou ceux des joueurs de tennis, au choix. Peut-être est-ce cette dernière solution que je choisirai puisque en clamant leurs noms je contribuerai à frapper quelque chose, pas des gens, simplement des balles.

story173

D’un vieil homme sous un arbre, de Maria, du silence qui se rompt, de l’espoir et de Saint-Pétersbourg, du reste aussi 


D’un vieil homme sous un arbre, de Maria, du silence qui se rompt, de l’espoir et de Saint-Pétersbourg, du reste aussi

Le vieil homme est assis sous un arbre. Nous le regardons avec surprise et appréhension. Nous n’avons vu personne depuis des jours.

Nous marchons sur une route bitumée, au milieu d’un perdu sans âme, sans bruit, sans ombre. Il ne reste que des souvenirs dérisoires, des pans de mémoire qui nous échappent, des morceaux de vie que nous ne connaissons pas, ne discernons pas, ne percevons pas, des parcelles de temps abandonnées, sans autre forme de procès. Il n’y a rien. Les pas qui sont les nôtres ne se font l’écho d’aucun autre. Nous marchons vers l’avant, le Nord, sans le perdre, mais après avoir perdu tout espoir car ce pays n’en a plus. Il n’a y rien. Plus rien. De la poussière à perte de vue sur des objets du quotidien démantibulés, désarçonnés, perdus, qui nous laissent perplexes et sans voix ni voie.

Il est là. Il est sans âge. Il est maigre. Il est desséché. Une forme de vie dans un univers qui en est privé.

Nous sommes anxieux de l’entendre, de savoir ce qui s’est passé, où sont les enfants qui riaient mais ne sont plus là, où sont leurs parents, pourquoi ces tâches ocres, pourquoi ces lignes de sang, pourquoi ces traces de violence. Cela fait des jours que nous nous interrogeons. A chacun sa parcelle de vérité ou son illusion de réalité, sa part des choses, de mensonge ou de perplexité. Il y a probablement du vrai dans chacun de nos propos et réciproquement du mensonge dans chaque déduction. Il n’y a plus de causalité à Saint-Pétersbourg aurait pu dire l’autruche volante, flottante et trébuchante si elle ne s’était précipitée en première à la rencontre du vieil homme.

Elle est à ses côtés et le regarde dignement sans dire un mot, attendant qu’il ne parle. Elle a été rejointe par les trois pingouins qui eux se sont exprimés avec infiniment de difficulté et ont demandé de manière si dérisoire que j’en aurais pleuré si les larmes pouvaient encore couler sur mes joues si c’était lui Piero mais évidemment il n’a pas répondu.

Il n’a pas parlé. Il ne s’exprime pas en mots intelligibles mais son regard en dit plus qu’un long roman. Ses yeux sont las, frappé par un malheur que nulle phrase ne pourra jamais décrire.

Nous ne sommes pas des voyeurs car il n’y a rien ou presque à voir. Nous sommes curieux car nous sommes des vivants et nous souhaitons comprendre ce qui se trouve dans les coulisses, ce qui se cache derrière ce drame.

Est-ce pourtant si important ? Est-ce que savoir ce qui s’est précisément déroulé ici il y a quelque temps est essentiel ? Nous ne pouvons rien faire.

Mais Maria diffère dans son intelligence de la situation. Elle m’interrompt avant même que je n’aie pu faire le moindre commentaire et nous présente au vieil homme, comme pour le rassurer même si elle sait bien sûr qu’il ne l’écoute pas qu’il vit dans une réalité, un univers qui dépasse notre entendement. Elle le fait avec une délicatesse extrême. Mais lui ne répond pas, n’opine même pas du chef, se contente de regarder le monde intérieur qui est le seul qu’il reconnaisse maintenant avec ses horribles images qui tarauderont son esprit pour le restant de ses jours.

Puis, Maria lui propose de l’eau et un fruit, mais il n’en veut pas. Il secoue vaguement le majeur de sa main gauche et l’index mime le même mouvement, il ne souhaite pas boire, il ne souhaite pas manger.

Depuis combien de temps ne mange-t-il plus ? Depuis combien de temps ne boit-il plus ?

L’extincteur fort sage et salvateur souhaite se porter à son secours, l’allonger sur une vieille banquette de voiture qui gît inanimée un peu plus loin près d’un enchevêtrement indistinct de métal, de plastique rouge et vert et de tissus déchirés et souillés.

Maria l’en empêche et nous demande de reculer de quelques pas, de lui laisser de l’oxygène pour respirer et du temps pour s’exprimer.

Elle me dit avec son regard, car ceci me suffit, qu’elle souhaite savoir car elle doit savoir car si l’on veut influencer l’avenir il faut savoir le passé, car s’il y a une chance, une seule, piteuse et unique, de sauver la vie d’un vivant il faut la connaître, la comprendre, l’explorer et l’utiliser au maximum de ses capacités, car il n’y en aura pas de seconde. Je la comprends.

Je l’aime dans cette invraisemblable faculté de démêler les tenants et aboutissants de tout ce que la vie lui présente comme interrogation, question, problème ou défi, elle est la femme de tous les temps et lieux, de toutes les vies, celle qui porte le monde sur ses épaules mais que le monde ne reconnaît pas.

Elle nous repousse avec douceur y compris la machine à gaz rondouillarde qui ne comprend mais et le radiateur jaune artiste sur les bords qui souhaitait, avant de pénétrer dans ce pays sans vie dépouillé de son âme et des relents de son cœur, dépeindre la beauté des choses, retrouver dans chaque détail de la vie ses extraordinaires et saisissantes lueurs mais ici ne le peut plus car il n’y a ici aucune trace de vie et les choses qui restent sont des fantômes sans passé et peut-être sans futur car il n’y certainement plus de présent en ce lieu éloigné de tout.

Elle s’accroupit et lui parle doucement avec cette voix d’au-delà de l’espérance que nous ne comprenons pas toujours, nous ne saisissons pas ses mots, ne percevons pas la signification de ce qu’elle dit ou pense ou fait comprendre au vieil homme mais doucement, subrepticement, à la vitesse lente du soleil qui se déplace au zénith celui-ci ouvre sa coquille fermée depuis des lustres et penche son visage vers elle.

Elle pose sa main sur son genou et lui tourne la tête vers elle.

Elle continue de marmonner ces mots de toutes les espérances et de toutes les nécessités particulièrement celle de la vérité. Il l’écoute maintenant et la regarde comme on regarde un oiseau qui virevolte dans le ciel ou la rivière qui coule.

Et bientôt avec un son caverneux sans mélodie ni sonorité il la regarde fixement lui saisit son avant-bras gauche, celui du cœur, et dit ‘POURQUOI ?’ puis je jure avoir vu deux choses se produirent en même temps, une lueur humide dans son œil et ses paupières se refermer.

Nous sommes interdits. Lui est fixe et immobile.

Maria regarde le pauvre hère qui s’est refermé. Il n’y a décidément plus d’espoir à Saint-Pétersbourg mais je ne le dirai pas à Maria, en tout cas pas maintenant.

Le temps s’est figé. L’air s’est solidifié. La chaleur s’est plastifiée. Nous sommes purement et simplement figés dans une parenthèse du temps. Ce que cela veut dire, combien de temps cela durera et pourquoi, je n’en sais absolument rien.

Maria le sait peut-être mais ses yeux également se sont clos et ses joues ont pali.

Poourquoi ?
wall700