Du pouvoir de l’imagination, des toiles blanches et de Vermeer


Du pouvoir de l’imagination, des toiles blanches et de Vermeer

 

Nous nous trouvons dans un musée, un musée limité à quelques pièces seulement et aux murs truffés de tableaux blanc, invariablement blanc, des toiles que Malevitch n’aurait pas reniées, si ce n’est que des cartons les attribuent à d’autres, des visiteurs passent et repassent inlassablement, tous vêtus d’un pull rouge, tous équipés d’écouteurs fournis par le musée les guidant devant chaque toile et leur expliquant là où ils doivent regarder, ce qui doit être vu et ce qui peut ne pas l’être, leur débitant la confiture de la culture sur les toasts que sont devenus leurs esprits fatigués par les tourments d’une vie toute entière axée sur le paraître, la consommation et la survie, monter pour ne pas chuter, s’accrocher pour ne pas chuter, singer pour ne pas chuter.

 

Il y a quelques heures l’auteur, mon alter ego s’est endormi, lui aussi fatigué, épuisé devrais-je dire, les yeux tirés, rougis, les paupières basses, le sourire de circonstance et le phrasé presque kaléidoscopique. Il n’a plus la force m’a-t-il dit de faire autre chose que proposer des cases remplies au minimum en laissant le soin au narrateur que je suis de me débrouiller avec ce qu’il y a et surtout ce qu’il n’a plus l’énergie d’y ajouter.

 

Les visages des touristes sont tous similaires, indescriptibles de banalité et donc vierges de signification, l’humain non pas dans sa diversité mais sa normalité la plus implacable, et au-dessous des tee-shirts, des chemisiers, des pulls, des jupes ou pantalons, tous empilés les uns sur les autres, au gré de ce que les magazines proposent, donc imposent, avec des logos partout, des signes distinctifs qui clament la différence mais hurlent la similarité, nous nous fondons dans la masse, nous sommes donc la masse, et moi le narrateur je suis sensé vous raconter ce que je vois, vous décrire les nuances et les détails, mais il n’y a plus de nuance, tout est uniforme dans une apparente diversité, la pensée unique, la parole unique, tout est tellement prémâché que lorsqu’ils parlent, s’expriment, pensent, disent ou écoutent, je le ressens avant eux. Pourtant je suis eux aussi.

 

Je ne suis pas différent. Nous sommes tous pareils.

 

Après des millénaires de différentiation l’humain se robotise et annihile tout ce qui peut sembler une once de distinction, il n’y a plus rien qui affleure, circulez, chers amis, il n’y a plus rien à voir, tout est lisse, vernis, stéréotypé, le narrateur qui tente de suppléer les carences de l’auteur fatigué et maintenant endormi allongé au pied d’une toile annonçant Vermeer mais montrant du blanc, que du blanc, se trouve face à un Everest infranchissable, il ne peut plus rien vous dire car tout est dit.

 

Les pingouins amateurs de Piero della Francesca sont revenus tout à l’heure, comme si de rien n’était, accompagnés du grille-pain existentialiste et se sont assis sur l’auteur endormi comme s’il s’agissait de la dernière création d’un designer italien à la mode.

 

Je n’ai rien dit, un pingouin ce n’est pas bien lourd et le grille-pain n’est pas dangereux, il n’est pas branché… Le dernier nommé a regardé les toiles blanches et s’en est réjoui. Je lui ai demandé pourquoi et il m’a regardé interloqué.

 

Je lui ai posé à nouveau la question en expliquant en quelques mots ce que j’ai écrit plus haut et il m’a souri comme un grille-pain peut sourire, avec les grilles en éventail, et m’a dit : « mais c’est évident, enfin me semble-t-il, les Vermeer des musées, on les connaît tous, on n’a pas besoin d’aller les voir, d’ailleurs on ne peut même pas s’en approcher, non, ils sont entièrement décrits, analysés, soupesés dans des tonnes de livre, DVD, logiciels et applications diverses, inutiles d’en parler. Ce qui est plus intéressant est ici, devant toi, des toiles blanches que tu peux remplir au gré de ta fantaisie, tous les Vermeer que Vermeer aurait pu peindre et qu’il n’a pas peint, ou toutes les toiles qui ont disparu, ou les panneaux que l’on a volés, ou ce qu’il aurait voulu peindre sans en avoir le temps, bref tout cela figure dans ce musée de l’imaginaire qui est entièrement le tien. Tu te moques des touristes aux pulls rouges qui passent et écoutent tout ce qu’on leur dit avec gravité, solennité, naïveté, mais tu te conduis de la même manière. Essaie donc de regarder chaque toile avec attention et remplis les des plus beaux Vermeer que tu pourrais jamais imaginer, ceux qui n’ont pas existé, n’existeront jamais, si ce n’est dans ton esprit ».

 

J’ai acquiescé et ai regardé docilement le carré blanc au-dessus de mes amis regroupés en tas à mes côtés et j’ai commencé à distinguer des formes vagues et floues, d’abord un sol carrelé, bien sûr, puis une fenêtre, à gauche, et un tapis, et j’y ai mis un rideau de velours, d’abord vert puis bleu, je préfère le bleu, puis un après l’autre une table, une chaise, un livre, les fables de La Fontaine, non ! L’Enéide de Virgile, un verre, une carafe, derrière un mur avec des tableaux accrochés, Vermeer aimait cela, mais j’y ai mis d’autres Vermeer, ce qu’il ne faisait pas, pour faire jeu de miroirs, puis j’ai amené Maria, ma belle Maria au regard si profond que toujours je m’y perds et que je n’ai plus vu depuis tant de temps qu’il me semble que peut-être elle n’a jamais existé ailleurs que dans mon imagination, je l’ai revêtue d’une robe bleu ciel, très simple, peut-être pas d’époque car je ne suis pas expert en la matière, en rien d’ailleurs, mais c’est un autre sujet, un cou très lisse, des cheveux remontés, le regard tourné vers moi, vers le spectateur, le livre est dans ses mains, sa bouche est légèrement entrouverte, elle vient de dire quelque chose, au premier plan je distingue ce qui pourrait être une ombre, l’ombre du peintre, ou d’un visiteur, peut-être la mienne, au mur j’ajoute un petit miroir, à la Van Eyck, puis le change, trop simple comme image, c’est la carafe qui joue le jeu du miroir, la forme est là, inidentifiable, elle mire l’ombre, et je regarde la Maria de mes rêves et de mon passé dans un tableau qui enfin existe, pour moi et nul autre…

 

Je me tourne vers le grille-pain et le remercie, il sourit aimablement, il a compris. Nous sommes complices. Il se tourne vers le Vermeer blanc et acquiesce. Lui aussi voit un Vermeer, le plus beau, mais il s’agit du sien, je ne lui demande rien car ce serait indiscret, mais je souris à mon tour.

 

Subitement, tous les tableaux de la pièce de ce musée imaginaire viennent de se remplir des œuvres plausibles des plus grands artistes, des œuvres que je suis seul à pouvoir identifier ou décrire, puisqu’elles sont en quelque sorte miennes, même si elles appartiennent à l’univers du peintre qui aurait pu les concevoir ou qui, pourquoi pas, les a envisagées, conçues, espérées, dans son esprit. Il y a là un jeu des possibles et des plausibles, de l’imaginaire et du rêve qui ne serait pas pour déplaire à l’autre moi-même, l’auteur, s’il n’était en ce moment endormi sous trois pingouins et un grille-pain surgis de nulle part. Les touristes passent et repassent, leurs pulls rouges bien tirés et plissés, et nous regardent sans nous voir.

 

Tout est normal dans ce monde imparfait, à moitié conçu par un auteur éprouvé et fatigué, mais laissé pour le reste à votre imagination. A vous de jouer maintenant..

§502

De nouveaux paysages d’apocalypse et des responsabilités qui en découlent telles que déterminées par un grille-pain existentialiste


De nouveaux paysages d’apocalypse et des responsabilités qui en découlent telles que déterminées par un grille-pain existentialiste

 

Paysage étrange ce matin…

 

Un lever de soleil pourpre et sombre à l’est sur une masse bleutée, presque mauve, avançant vers nous avec ses chapelets de fumée et de cendres, en hautes et minces colonnes noires ; un coucher de soleil à l’ouest, rouge et orangé, comme on les aime lorsque l’arrière-plan est une jolie mer bien sympathique avec vaguelettes rigolotes et sourires au diapason, mais pas lorsque l’avant-plan est une lande déserte et morne avec sa cohorte de fuyards sur un sol, compression de mondes étouffés et ensevelis ; et au-dessus, au zénith, un troisième astre, laiteux celui-ci, qui projette ou essaie de le faire quelques vagues rayons, plus froid que chaud, dans des directions ambigües.

 

Trois soleils pour un monde qui se meurt, c’est un peu trop, merci, n’en jetez plus la cour est pleine. Nous n’avons plus besoin de cela. Trois astres au prix d’un ce serait pas mal, c’est vrai, si nous n’étions pas en train de geler dans un paradoxe affligeant et déprimant, les chaussures gainées de tissus retrouvé au petit malheur la chance, la démarche lente et fastidieuse après ces journées à ne faire que cela, avancer, avancer, avancer, car derrière le danger est là, toujours menaçant, un incendie géant qui barre l’horizon et lutte contre le vent pour désosser cette terre-ci de tout ce qui se trouve entre est et ouest. Heureusement pour nous les vents vont dans l’autre sens et la terre est humide et boueuse fournissant un bien mauvais conducteur même pour un incendie de cette magnitude.

 

Mais cet ‘heureusement’ est problématique car marcher dans ces gangues de boue et de putréfaction est presque impossible sauf peut-être pour un pingouin, Bob en l’occurrence, qui dispose de palmes et surtout d’ailes lui permettant lorsque la situation est trop délicate d’avancer de quelques dizaines de mètres et se poser sur un rocher sortant sa tête de granit de l’accumulation de mondes éteints. Mais il ne dit plus rien, mon pingouin, je crois qu’il a compris que bousculer toutes ces créatures qui avançaient en une longue file ininterrompue ne servait à rien et qu’en outre, il était peu probable que d’autres pingouins se promènent déguisés en miséreux, pourquoi le feraient-ils ? Il s’est donc assagi, ne bouscule plus personne, ne crie plus, ne hurle plus, se contente de me suivre ou me précéder, c’est selon, et se recroqueviller dans son silence de bipède outré et décontenancé.

 

Le grille-pain existentialiste, lui, n’est pas avare de mots. Il commente l’enfer que nous traversons et me harcèle à défaut d’autre récipiendaire de ses interrogations « pourquoi éprouvez-vous tout le temps le besoin de vous surpasser ? Les choses pourraient être simples mais vous vous épuisez à les rendre complexes. Ces trois soleils, cela ne rime à rien, absolument à rien, pourtant il faut les mettre là car un ne suffisait pas. Vous n’aviez pas assez d’énergie disiez-vous donc il fallait bien faire quelque chose pour contrebalancer le manque d’énergie et matières premières disponibles. Oui, mais, pourquoi ne pas avoir épuisé toutes les hypothèses ? Pourquoi ne pas avoir envisagez tous les scénarios ? Pourquoi avoir systématiquement écarté toutes celles et tous ceux qui ne pensaient pas comme vous en les inondant de ‘politiquement correct’, de la ‘nécessité de la croissance pour les générations à venir’ et des ‘vertus de la démocratie’ ? C’est facile de parler ainsi lorsque l’on a la mainmise sur les médias, que l’on peut tout dire et faire en s’appuyant sur des outils et mécanismes entièrement en vos mains. Et puis, ces pauvres générations à venir, c’est gentil de parler pour eux, vraiment, bravo, merci, sympathique au demeurant, peut-être pensiez-vous à vos rejetons bien fortunés dans vos jolies sociétés philanthropiques jetant des miettes aux misérables, miettes qui soit dit en passant ne vous appartenaient même pas, et riant avec cette bonhommie qui faisait de vous des formidables et des puissants, oui mais voilà, les générations à venir elles s’engluent dans des compressions de monde décomposés, des amoncellements de cadavres, des incendies partout, des bombes et centrales qui explosent, et même s’il vous reste des îles aux Seychelles profitez en car bientôt elles auront disparues sous les flots et à ce moment-là que ferez-vous ? »

 

Au début, j’ai répondu à ces propos en soupirant, haussant les épaules mais pas trop car le grille-pain rappelez-vous est posé sur mon épaule droite, et balbutiant quelques mots du style « d’accord ou pas d’accord, le problème n’est pas là, je ne fais pas partie de ces gens-là, les lecteurs de ma chronique, s’il en reste, savent que je ne soutiens pas tout cela, je ne suis pas un aimable philanthrope, je n’ai pas des tonnes d’or, des monticules de fonds, de l’arrogance en réserve de ma suffisance, certainement pas. Alors, pourquoi m’accuser de cela, pourquoi me mettre dans le même pot que ces ‘vous’ dont tu parles en permanence ? Je suis étranger à cela et pour l’heure je ne me promène pas en jet privé dans ce qui reste entier et propret, merci bien. »

 

Mais, ce cher et brave grille-pain ressuscité d’entre les morts ne m’a pas laissé tranquille et a continué à me harceler en disant que nous étions tous responsables, que le silence valait assentiment, que se taire était pire que crier, que marcher dans ces mondes déliquescents pour fuir des incendies qui avançaient était pénible mais que cela ne justifiait et n’exonérait rien.

 

« L’acceptation et la résignation sont les pires des syndromes » a-t-il ajouté. « Elles sont les manifestes de l’indifférence et de la bêtise ».

 

Je lui ai alors demandé ce qu’il fallait que je fasse, ce que je pouvais faire dans l’état où je… où nous nous trouvons, englués jusqu’aux mollets dans une mélasse sombre de consistance heureusement inconnue, recherchant des amis disparus, éclairés de soleils ridicules et triples, poursuivis par des incendies qui zèbrent le levant et nous dirigeant vers un futur inconnu.

 

Mais à cela il a simplement répondu que chacun devait prendre ses responsabilités. Puis il s’est tu et a repris sa lecture de romans qu’il a en mémoire, des textes de Kafka, Virgile, McCarthy, Auster, Huxley, Atwood et tant d’autres, en extraits bien choisis, pour mes oreilles qui n’entendent plus, pour autant qu’elles n’aient jamais entendues.

 

Mes yeux voient encore et scrutent l’horizon pour déterminer la direction approximative où mes pas devraient nous diriger.

 

Je distingue une plage, une mer ou un lac sombre ou noir, sur la droite et la lande qui s’achève en falaise sur la gauche.

 

Je crains que nous ne soyons pris au piège.

 

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De la longue cohorte qui avance


De la longue cohorte qui avance

 

Les paysages changent mais demeurent essentiellement les mêmes.

 

Des vestiges de mondes compressés, des condensés de murs, de tours, de camions ou voitures, des gris foncé ou clair, anthracite ou ébène, les trois soleils dans le ciel brûlent d’une clarté mielleuse, presque laiteuse, des étincelles, des firmaments, des arcs-en-ciel, des objets hétéroclites par milliers ou millions qui jonchent, ou plutôt forment le sol, des gravats et dévalements de murs, de briques, de ciment ou béton, des câbles et fils électriques, carcasses de bicyclettes, tricycles, trottinettes, autrement dit des mémoires de bonheur et plaisir qui maintenant meurent écrasés et comprimés les uns dans les autres, ayant perdu entre temps toute signification, leur innocence d’autrefois, je veux dire d’hier, tout semble se diluer ou pourrir dans un mouroir grandeur nature, avec des odeurs et pestilences qui se gravent au fond des cavités nasales et rappellent à chaque instant la figure hautaine et omniprésente de la grande faucheuse, qui les a attendus, ces chers disparus, qui les attend, ces pauvres survivants, qui nous attend.

 

La grande et longue cohorte de fuyards de tout peuple et toute nationalité, de tout genre ou âge, avance lentement, les dos sont voûtés, les regards sombres et perdus, les voix mornes, les paroles sobres et sans conséquences, les yeux rougis et asséchés.

 

Je vous ai parlé de tout cela. Je vous ai dit que les ordres mécaniques, techniques, informatiques, électroniques, s’étaient mélangés, que peut-être, je dis bien peut-être, les pingouins aux lunettes roses amateurs de Piero della Francesca pourraient avoir été à l’origine de ce gigantesque calvaire, cette confusion du chaos et des révolutions, ayant transmis des instructions mixtes, confuses, erronées, à la masse informatique qui nous gouverne, et entraîné par la même la confusion des trois mondes dont je vous ai également entretenu et vous parle encore.

 

Mais je ne suis plus sûr de rien. Ceci me paraissait évident voici deux ou trois jours, lorsque la possibilité d’un mélange des termes d’Arreso, d’Arezzo, d’Arezo et Areso ai pu provoquer une sorte de compression des mondes illusoires dans lesquels nous naviguions mais maintenant il me semble que nos illusions ou imaginaires sont plus réels que le monde grotesque dans lequel nous évoluons.

 

C’est dit. Je n’aurais jamais pensé que le jour viendrait où mon imagination peindrait des images plus plausibles et sensées que celles que renvoient dorénavant les réalités complexes du monde dans lequel par la force des choses le groupe improbable d’amis qui est le mien évolue.

 

Je marche le long d’une cohorte improbable d’humains et animaux qui fuient une réalité ne présentant plus aucun sens avec un pingouin dont le nom est Bob et un grille-pain revenu à la vie depuis hier après-midi et qui depuis lors ne cesse de s’extérioriser en tenant des propos de la nature suivante : « juste une question, une seule, si vous me permettez, je déambulais dans le paradis des grille-pains, une sorte de non-existence radieuse et rougeâtre, quelque chose d’horriblement et délicieusement chaud, très chaud, je suis un grille-pain, ne l’oubliez pas, une sorte de charivari d’impressions et de bouleversements sans aucune saveur, goût ou mélodie particulière, j’avais les mots et pensées de Kierkegaard et la vision de Maria au regard si profond que tous nous nous y perdons tous, moi en tête, j’étais en fait sans sentiment ou sensation particulière et subitement quelque chose m’a rappelé dans le monde qui est le vôtre. Pourquoi ? je n’en sais rien. Toi, tu me dis que c’est parce que des branchements de nature particulièrement inexplicable ont conduit à ce qui est aujourd’hui ma réalité et en passant la vôtre aussi. Franchement, j’aurais préféré que vous me laissiez au cœur de cette grosse lueur éblouissante plutôt que de me ramener ici sans me fournir le mode d’emploi. Parce que tout cela a un sens ? Honnêtement ? Je ne parle pas de vous humains qui de toutes les manières n’êtes jamais parvenu à aligner plus d’une décennie sans vous éventrer ou être éventrés, non je parle du reste de ces abominations que vous faites subir à la nature, la vôtre comme la mienne, et celles dont la nature en retour vous accable. Aucune sorte de sens. Ni alpha, ni oméga, mais peut-être du gamma, je m’entends. Si au moins Maria était là, nous pourrions nous cacher derrière elle et nous laisser guider dans ce monde d’aveugles et d’inconscients. Mais là, avec un humain perdu et un pingouin qui ne fait preuve d’aucun scrupule en cherchant ses frères ou sœurs, que suis-je sensé faire ? Auriez-vous la bonté de me court-circuiter à nouveau ? »

 

C’est ainsi que j’évolue, mes amis. Avec un pingouin qui apostrophe toute forme vivante ou animale, la secouant, lui criant des insanités, lui arrachant ses vêtements pour voir si en-dessous il n’y a pas de vêtements d’autres vivants, des pingouins en l’occurrence, la bousculant, la traînant dans les flaques d’eau ou ailleurs en hurlant et pestant, la battant , puis la laissant là, pauvre forme frissonnante, pauvre être hésitant et sans âme ayant perdu jusqu’à la notion de malheur et douleur, et un grille-pain existentialiste revenu parmi les vivants à son corps défendant, amer et aigri.

 

Sans Maria pour nous guider, j’ai dû reprendre le flambeau mais me débats avec l’irrationalité de ce que je vois, entend et ressent. J’ai pris Bob sous mon contrôle immédiat, lui ai passé un corde à la patte pour éviter qu’il ne continue ses excès, ai chargé le grille-pain dans un ballot de fortune que je porte sur mon dos, lui demandant d’avoir la gentillesse de me lire des vers de Virgile plutôt que de Dante, pour éviter qu’il ne disserte sur ce qui nous guette tous, et je marche aveugle dans un monde éclairé par trois flambeaux, trois astres à la place d’un, trois soleils mais une seule Lune, pourquoi trois soleils et seulement une Lune ? peut-être que si je parvenais à comprendre ceci je pourrais comprendre cela ?

 

Après tout, c’est ainsi que tout doit se faire, pas à pas, premier pas, puis deuxième pas, jusqu’à la Lune, ma Lune à moi s’appelle Maria, je ne sais pas comment s’appelle la vôtre mais vous devez en avoir une vous aussi, si vous ne l’avez pas encore trouvée ou ne savez pas comment elle s’appelle, cherchez-là car c’est cette recherche qui donnera un sens à votre existence par-delà le chaos et les convulsions, il n’y a pas d’autres mots ou pensées pour chasser les maux dont je vous parle.

 

Je marche et cherche ma Maria. Elle doit être quelque part au milieu de cette longue cohorte, elle ne peut pas être ailleurs. Au moment où je vous écris ces mots je vois des lueurs rouges dans le ciel, des lumières bleues à l’orient et des éclairs jaunes au couchant. S’il n’y avait cette horrible omniprésence de la grande faucheuse on pourrait trouver ceci fort beau.

 

sol710

De ma quatrième leçon dans le désert


De ma quatrième leçon dans le désert

 

Le désert nous parle. C’est ce que l’on dit. C’est que l’on écrit.

 

Il parle de sa voix sourde et profonde. Il parle par le biais du vent, de ses grondements, sifflements, éreintements. C’est ce que l’on écrit.

 

Je suis assis à côté de mes amies, la main dans le bout de l’aile de l’autruche volante, flottante et trébuchante, qui se trouve bien ainsi depuis que je me suis éveillé un brin amnésique de mon insolation. Elle me marmonne des comptines invraisemblables et incompréhensibles, quelque chose du style « les fruits sont rouges, les eaux baissent, le navire avance, je suis chameau, il n’y a plus d‘amour à Saint-Pétersbourg, le jardin à ses secrets, Léon est bon, le Pape pas, il pleut et pleure mais pas ici car ici le désert avance et je boite, nous pas, le soleil est vif, c’est normal, il y a du bon dans le faux et du rouge dans les marais poitevins, tout est ainsi et moi pas… »

 

Maria au regard si profond que je ne cesse de m’y perdre et dont je tombe amoureux même quand je m’éveille dans la peau d’un autre homme m’a recommandé de laisser ce grand volatile s’exprimer ainsi ce qui lui donne l’impression d’être utile, de contribuer à ta convalescence, n’oublie pas que cette balade dans le désert est une thérapie non seulement pour toi mais pour elle également. « Elle a toujours estimé être inutile, marginalisée, ridicule, laissée pour compte et soudain elle réalise que sa présence à tes côtés est utile pour toi, et cela la grise et la réjouit alors ne gâche pas cela.  Sourie lui de temps en temps et remercie-la. Après tout, depuis notre plus tendre enfance nous avons besoin d’entendre des histoires, de les écouter, généralement contée par une grand-mère ou un grand-père. Ses sonnets, ses chants, ne disent pas grand-chose mais ils font partie de cet ensemble de traditions orales qui nous sont si nécessaires ».

 

Je n’ai pas réagi, Maria a raison, elle a toujours raison, même si les chants de l’autruche ne veulent rien dire, sa présence à mes côtés m’est chère, je dois en convenir, je me suis habitué à ces mots mélangés et récités délicatement, avec aplomb et gravité, comme s’il s’agissait de Dante ou de Virgile, qu’importe, j’en suis le seul récipiendaire, et ceci n’a pas vraiment de prix.

 

Assise à côté de Maria il y a cette jeune fille au chemisier rouge, la fille de la propriétaire de la pension où nous avons trouvé refuge dans ce pays de misère pris dans des spirales convulsives, elle est gaie et fraîche, persuadée que l’avenir des siens, de la jeunesse de tout une nation, est doré, qu’elle est parcelle d’un courant qui ne cessera de gonfler et emportera tout sur son passage, elle a cette énergie de la jeunesse mêlée à la sagesse de la vieillesse, comment cela s’est-il matérialisé et quand ? je n’en sais rien, mais l’impression est saisissante. Je ne suis pas sûr d’avoir essayé de comprendre tout ce que sa présence à nos côtés veut dire.

 

Les deux femmes ensembles constituent un miroir étonnant pour le genre que je représente et qui achève son cycle, très long, mais là également peu de surprises, tout a un début, une apogée et une fin, nous sommes à bien des égards proches de la fin de nombreux cycles, du cycle occidental, du cycle masculin, du cycle de l’hyperproduction et donc hyperconsommation, et j’en passe et de bien nombreux autres. Le désert nous parle, disent-ils, mais je n’entends rien.

 

Je songe à tout ceci.

 

Je me trouve bien à l’abri de rochers entouré des miens, de ce singulier volatile et de ces deux femmes représentant l’humanité dans ce qu’elle a de plus vrai et beau, et tous ensembles nous laissons le vent nous submerger. Celui-ci s’est levé ce matin, il était crissant et a transpercé nos vêtements armés de ses cohortes granuleuses, ce sable qui envahit tout et qui provoque la mort, et nous a dépêché vers cette sinuosité de la colline rocailleuse en face de ce que je pensais hier être une forêt d’arbres noirs et qui n’était en fait qu’un seul et unique arbre, sans fleur naturellement, l’arbre qui ne cachait rien et surtout pas la forêt, puisqu’elle n’existait que dans mon délire.

 

Le vent a craché ses flammes épaisses et nous nous sommes mis à l’abri et depuis des heures nous entendons ses cris et hurlements, le désert ne nous parle pas, il y a silence ou bruit intense, sifflement ou rugissement, murmure ou chuchotement, mais pas de parole.

 

L’univers ne nous parle pas, mère nature ne nous dit rien, le vent, la pluie, le soleil ou la lune ne nous racontent rien, les éléments à vrai dire se fichent de nous comme d’une guigne, le désert se fiche de nous, et c’est là une leçon que j’ai compris ce jour.

 

Pourquoi aurait-il quelque chose à nous dire à nous, ou à moi, qui suis-je pour mériter ceci ? qui sommes-nous pour revendiquer le droit à l’existence ? des humains ? et alors, que cela représente-t-il dans l’échelle des choses et des êtres ? rien, absolument rien !

 

Nous ne devons pas chercher en permanence à nous raccrocher à un beau surnaturel, incompréhensible car trop immense, mais qui comprend tout, non! reculez, il n’y a rien à voir, à entendre ou dire, nous sommes médiocres et n’avons à nous raccrocher à personne d’autre que nous-mêmes pour essayer de nous sortir au fil des millénaires de cet atroce sentiment de médiocrité.

 

Le désert est silencieux.

 

Il n’exprime rien, ne dit rien, ne raconte rien.

 

Il ne fait que produire du bruit ou du silence.

 

Nous en faisons de même.

 

Face à l’ordre des choses et celui du temps nous ne représentons absolument rien. Alors, dans cette extrême solitude, il faut revenir sur ce que nous avons, nous et nos proches, celles et ceux que nous négligeons si souvent, que nous oublions, celles et ceux qui sont partis et que nous avons oubliés, qui étaient à nos côtés puis s’en sont allés et que nous avons laissé au bord de notre route sans jamais y songer si ce n’est une ou deux fois par an quand la nostalgie nous prend.

 

Le désert ne nous dit rien, mais celles et ceux qui nous entourent ont des choses à nous dire, ils nous le disent à la façon de mon autruche volante, flottante et trébuchante mais nous n’y prêtons aucune attention et n’essayons même pas de traduire leurs sentiments, sans même essayer de les écouter, des les comprendre, et surtout pas de les aider car dans notre immense médiocrité nous sommes également immensément égoïstes, des enfants braillards et ridicules, trépignants auprès de leurs proches et leur demandant tout et n’importe quoi. Basta.

 

Le temps a passé et il faut cesser de geindre.

 

L’autruche m’a prise par la main et je n’ai même rien dit.

 

J’ai trouvé cela naturel, logique, car le monde est censé tourner autour de moi, depuis Galilée, vous le savez bien, on nous l’a répété depuis que nous sommes Sapiens, la terre est au centre de l’univers et nous en avons chacun déduit que nous étions au centre du centre. Tout s’est écroulé mais nous restons sur cette affirmation inconsciente. Sachez-le bien, je vous le dit en direct du désert qui m’entoure, la terre n’est pas au centre du système solaire, qui n’est pas au centre de la voie lactée, qui n’est pas au centre de l’amas local, qui n’est pas au centre de l’amas de la Vierge, qui n’est pas au centre du super-amas, et nous ne sommes pas au centre de la terre, n’en déplaise à Jules Verne, nous sommes aussi peu important que la branche d’un arbre ou, à l’inverse, aussi essentiel que la plume de l’autruche qui nous tend la main.

 

Le désert ne nous dit rien.

 

Pour l’heure j’ai demandé à l’autruche de me raconter une histoire et elle le fait, sagement, avec un immense sourire au bec, « le désert est sable, l’eau est rare, les papillons vont au Mexique, les oies volent, le monde est beau, la mer est bleue, le sol est bas, le ciel est toit, la route est longue, sans fin, début pas, fin pas, mais route toujours, ici et là-bas, finira à Saint-Pétersbourg, pour qu’ils finissent par s’aimer, je suis chameau et las, c’est ainsi… »

§516