D’un monde inhospitalier, d’une rencontre surprenante, et d’étranges métamorphoses
Le temps des rizières, des tropiques, des déserts et des océans qui s’achèvent sur des ciels et des mers en furie est fini, l’auteur en a décidé ainsi.
Il dort tranquillement dans son coin, sous son Vermeer blanc et ses pingouins amateurs de Piero della Francesca, eux aussi endormis, qui ont probablement oublié à ce stade les raisons pour lesquelles ils se trouvaient ainsi installés sur ce banc de fortune probablement peu confortable mais allez donc savoir ce qu’il en est avec des animaux aussi irascibles qu’eux et, après tout, habitués à un environnement bien plus hostile et inhospitalier que celui-ci.
Je marche dans les rues de cette cité humide éclaboussée par une bruine froide, sous un ciel sombre et gris, sans lumière autre que celle d’un soleil triplement filtré par deux couches de nuages et une de pollution, avec ses cortèges incessants de vivants gris anthracite avançant à pas soutenus sous des parapluies gris ou noirs, dans leurs costumes de survivants de marque, vers une destinée grandiose et sublime.
Chacun bouscule l’autre, l’autre se secoue et avance de quelques pas et bouscule celui ou celle qui le précédait, ce dernier se déhanche et prononce quelques jurons ou insultes, ce qui est un insigne de choix dans cette réalité où les puissants doivent être vulgaires sinon ils ne sont pas, doivent singer la plèbe qu’ils ignorent mais dont ils épousent l’épiderme des rites et coutumes pour faire bien, pour faire ‘in’, ou dieu sait quoi, ou plutôt dieu ne sait plus trop quoi car honnêtement il s’en fout complètement.
J’ai passé la matinée à avancer dans une direction inconnue dans un monde rédhibitoire porté par une foule étrange d’endimanchés débraillés, et inversement, affligés de marques et logos tout jolis avec portables sophistiqués à l’oreille, en bandoulière, sur le dos ou le chapeau, peu importe, le paraître est essentiel, et me suis trouvé face à face avec le Yéti anarchiste que je n’avais plus vu depuis des lustres.
Je me suis précipité vers lui mais il m’a à peine reconnu, m’a murmuré quelques mots mimés signifiant qu’il était en grande conversation avec des grandes gens venant de grandes institutions puis il m’a signifié de la main une terrasse froide et humide sur laquelle les gens d’ici ont disposé des tables et parasols ainsi que chauffage adaptés pour permettre à chacun de profiter du bon air bien pollué et parler à voix haute, très haute, permettant ainsi aux voisins qui s’en fichent profondément de connaître les secrets les plus intimes des embellis de pacotille.
Je me suis installé aussi bien que je le pouvais, calfeutré sous mes pulls rouges arrachés au rêve de mon auteur préféré, mon alter ego endormi, ai commandé à une jolie serveuse blonde sur hauts talons de marque – avec tatouage discret sur le front, ‘fuck you’ en liseré vert de police calibri (body), taille 11 et en italiques, piercings élégant sur le sourcil droit, la narine gauche, les deux oreilles en trois points particuliers et je pense la langue – une boisson à codéine, adrénaline, alcool, vitamines B, C, D et Z, calcium et racines de palétuvier cueillies par jour de pleine lune à 4 heures 33 selon les rites papous, et ai attendu que mon cher et brave Yéti, habillé d’un complet Prada, d’une chemise blanche à l’indienne, d’une ceinture Lanvin, de chaussures Smith and Weston, de chaussettes Tom Smith, de boutons de manchettes Penhallinet figurant une tête de mort souriante, me rejoigne.
Plusieurs douzaines de minutes et sept ou huit conversations téléphoniques plus tard, mon ami m’a rejoint, a commandé à la serveuse qui le connaissait et l’a appelé Léo Charles une boisson au nom de ‘froissements de vipères charnelles’ que je n’avais pas vu sur la carte lisse et auréolée de fleurs de lys et signes cabalistiques dorés et a consulté ses messages électroniques tout en me faisant bénéficier d’un sourire charnel révélant des dents blanches, non plus carnassières comme autrefois mais standardisées façon acteur de cinéma.
« Je suis très heureux de te retrouver, cela faisait si longtemps que nos chemins se sont séparés… » lui ai-je dit un peu naïvement j’en conviens.
Il m’a répondu d’une voix très ferme mais chaleureuse tout en lisant ses emails: « certes, les choses ont changé, il en est ainsi de toute chose. Je devrais te laisser dans une petite minute ou deux. Plusieurs entretiens au sujet de la mise sur le marché de mes nouveaux fonds pro-révolutionnaires pour la liberté et l’épanouissement des populations antérieurement soumises et maintenant libérées. Liberté 1 et 2, Anarchie 7 et surtout Explosion 3 qui fait un tabac. J’ai fait réaliser à ces cons des profits limités mais leur ai conféré un bien-être immédiat, la joie de participer à moindres frais aux bouleversements et convulsions du monde. Le combat continue même s’il a épousé de nouvelles formes et stratégies. La victoire est proche ».
Il a levé la main pour demander à ce que l’addition soit mise sur son compte puis s’est levé sans demander son reste.
J’ai à peine réussi à susurrer quelque chose demandant où je pourrais le joindre et s’il avait vu Maria au regard si profond que si souvent je m’y suis perdu corps et âme, mais à part un sourire perdu dans quelque lointains sommets oubliés il n’a pas voulu ou pu me proposer d’autre réponse.
J’ai soupiré, ai essayé de converser avec la serveuse, mais celle-ci ne me voyant pas ne pouvait me répondre, puis me suis levé et ai continué la longue errance qui est la mienne.
Je me suis un peu égaré, ai perdu le fil de mon cheminement ne sachant plus très bien où le musée se trouve mais j’imagine qu’il me sera facile de le retrouver. Les sentiments qui s’infiltrent dans mon cerveau las sont ambigus, d’un côté la déception, provenant du changement de nature de mon ancien ami, et d’un autre l’espoir, celui de revoir mes autres amis car si l’un a surgit du néant les autres doivent probablement être par-là eux aussi.
Mais … comment dire … il y a cette angoisse sourde qui m’opprime le plexus solaire, se répand sur la cage thoracique, empresse mes poumons, opprime mon estomac et calfeutre mon abdomen, celle de retrouver dans deux minutes, une heure ou deux jours une Maria au regard profond et beau mais une Maria différente qui ne me reconnaitrait pas, qui serait rivée à un téléphone portable et procéderait à des achats et ventes d’obligations, actions ou hedge funds, parlerait prime et bonus, et aurait oublié tout ce qui nous liait, enfin je veux dire tout ce qui constituait de mon point de vue un lien entre elle et moi.
Il pleut sur ma tête et l’eau dégouline sur mes cheveux, mon visage, mon cou, car je n’ai pas de parapluie, je regarde le ciel qui n’a pas de fin, la rue qui s’ouvre à l’infini, les humains qui marchent en se bousculant et en parlant aussi fort que leurs poumons le leur permet, les voitures qui se cognent les unes contre les autres en rythme lent et mélodieux, les bâtiments qui s’ajustent les uns aux autres avec agressivité et angles morts, et me demande s’il y a encore quelque chose en vie dans tout cela.